Le Professeur Spinec

 

Lorsqu’il sortit de la crypte, la première émotion d’Isidore fut olfactive : Paris avait retrouvé ces effluves qui dépaysent tant les montagnards, les ruraux et les gens de mer de passage. La seconde fut auditive : un cyclomoteur survitaminé pétaradait dans une rue adjacente. La troisième fut visuelle : la Tour Eiffel avait repris sa place.

 

L’intense jubilation qui anima notre ami se nuançait tout de même de quelque doute. D’après la position du soleil on était en début de matinée. Mais de quel jour ? Dans ce petit troquet où il allait parfois se rafraîchir la glotte pendant la mise au point du chronoscaphe une bonne âme se ferait un plaisir de le renseigner. Isidore s’y dirigea au pas de course.

 

Quelques minutes auparavant, en juin 1874, il avait réinséré le bloc informatique de son véhicule spatio-temporel et procédé aux vérifications d’usage. Dans son esprit, ce ne devait être qu’une simple mesure conservatoire. La veille il avait en effet décidé de pousser plus avant sa réflexion sur l’opportunité de rejoindre son siècle. Mais une fois installé aux commandes, il avait appuyé spontanément sur le bouton. Plongé dans le noir absolu, il avait immédiatement regretté son lapsus gestuel. Mais six minutes plus tard, il s’en félicitait.

 

« Bonjour Monsieur Mévout. Vous faites votre jogging déguisé en Alfred de Musset ? 

— Bonjour Patron. Je peux jeter un oeil sur votre journal ?

— Il est sur le comptoir. Un demi panach’ comme d’hab’. 

— Comme d’hab’. »

 

Le journal portait la date du jour de son départ. 

 

« Vous êtes sûr que c’est le journal d'aujourd'hui ?

— On vient de me l’apporter. Êtes-vous sûr de n’avoir pas fait la fête toute la nuit, Monsieur Mévout ? »

 

Sidéré, le chrononaute lut à nouveau la date inscrite à droite de la manchette et jeta un coup d’oeil à la pendule. Il devait s’être passé tout au plus une quarantaine de minutes depuis le tout début de son voyage dans le temps ! Soit du même ordre de grandeur que pour ceux des animaux de laboratoire.  

 

« Vous pouvez m’appeler un taxi s’il vous plait ?

— C’est comme si c’était fait. »

 

Le premier réflexe d’Isidore fut de consulter son radio-réveil qui confirma l’heure et la date. Le second de se doucher. Le troisième, lorsqu’il eut enfilé un jeans et un t-shirt, d’appeler son Directeur de thèse qui était devenu son ami. Le Professeur Spinec profitait de sa retraite entre la rue des Vignoles et l’Ile de Sein, dont sa famille était originaire. 

 

« Bonjour Isidore. C’est aujourd’hui le jour J ?

— Bonjour Professeur. En quelque sorte. Je viens de rentrer d’un périple au 19ème siècle. Soit deux jours en mai 1868 et trois autres en juin 1874. En mai 68, j’ai dîné chez Jules Verne après avoir fait de la voile en sa compagnie sur son voilier, le « Saint-Michel ». Six ans plus tard, j’ai visité le salon des impressionnistes en compagnie d’une ancienne danseuse de French-Cancan rencontrée lors d’une reprise de la Belle-Hélène au Théâtre des Variétés. 

 

— Tu me chambres, Isidore. On s’est encore vus hier après-midi. Tu m’annonçais d’ailleurs vouloir partir ce matin.

— En effet. J’imagine que ce paradoxe tient au fait que le programmateur ne tient compte que du temps de fonctionnement effectif du chronoscaphe. Il a tout bonnement comptabilisé les transferts, soit un peu moins d’une demi-heure. 

— Comment se sont passés ces transferts ?

— Dans le noir abolu. Il y en a eu trois. Ma première tentative de retour s’est réduite à un saut de puce. Je suis seulement passé de 1868 à 1874. J’attribue ce dysfonctionnement à la baisse de charge de la batterie du bloc électronique. Je l’ai remise à niveau en bricolant un montage de piles Leclanché. Ma seconde tentative a été couronnée de succès.

— Isidore, si je ne te connaissais pas, je n’accorderais pas le moindre crédit à ce que le commun des mortels prendrait pour des élucubrations.

— Et c’est très bien ainsi. Je ne ferai aucune publicité autour de mon expérience. Nous ne serons que deux à en partager le secret.

— Tu rates sans doute un Prix Nobel et l’occasion de devenir un nouveau Bill Gates. Mais je ne suis pas surpris de cette résolution qui t’honore. 

— Si je rendais publique mon aventure, je serais harcelé par des hommes d’affaires qui me feraient des ponts d’or pour exploiter mon invention à des fins touristiques et spéculatives. Mais aussi par des malfaisants de tout poil qui y verraient l’occasion de commettre les forfaits les plus inavouables. Sans compter les militaires qui ne tarderaient pas à trouver au chronoscaphe une utilisation guerrière.

— En ce cas quelles sont tes intentions ?

— Remettre l'ouvrage sur le métier afin d’y apporter quelques modifications inspirées par cette première expérience. Puis entreprendre un second voyage dans une autre époque.

— Tu as déjà une idée en tête ?

— Aucune pour l’instant. Par la suite, je réfléchirai au moyen de permettre au chronoscaphe de voyager non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Ceci afin de me libérer de la contrainte de la crypte.

— As-tu ramené des souvenirs ?

— Mon départ s’est fait sur un lapsus gestuel. A l'instant où je remettais en place le bloc informatique, je pensais encore rester plus longtemps en 1874. J’avais même laissé dans ma chambre les trois livres de Poésie — de Rimbaud, de Corbière et de Charles Cros — que j’avais achetés au quartier latin. J’espère qu’ils consoleront Adélaïde de ma disparition.

— Adélaïde ?

— C’est la dame rencontrée au Théâtre des Variétés et qui le soir même m’a offert sa très généreuse hospitalité.

 

— Sacripant d’Isidore. On ne le dira jamais assez, les fées se sont vraiment penchées sur ton berceau, conclut le Professeur en s’esclaffant. »