De Vitruve, du papillon de Bradbury et de la tour Eiffel

 

Un graveur anonyme de l’an de grâce 1654 prêtait à Vitruve les traits d’une sorte d’ecclesiastique barbu. Isidore pût constater qu’à la pilosité près, l’artiste n’était pas trop loin de la vérité. L’illustre ingénieur lui rappelait ce prof « sévère mais juste » dessiné par Gotlib dans la Rubrique-à-brac. 

 

Chargé de mettre en oeuvre les grands travaux de l’Etat, l’architecte-en-chef avait convoqué Titus et la crème de ses concurrents, pour leur soumettre un projet de temple à Cupidon. L’époux de Fausta avait invité Isidore à l’accompagner. A l’issue des palabres il approcha le Maître.

 

« Vitruve, permets-moi de te présenter Isidore, dont je t’ai déjà parlé.

— Ainsi, voici celui qui veut confier à Eole la bonne marche des moulins, fit le Grand Homme en dévisageant le chercheur d’un oeil ironique.

— Eole souffle en tout lieu. Et plus encore sur le littoral, sur les plateaux ou au sommet des collines. Là où sa course n’est pas gênée par la végétation, mais où l’absence d’eaux vives ne permet pas de faire fonctionner des moulins à eau.

— Vu sous cet angle le projet ne manque pas d’intérêt, mais je vois mal les roues des moulins tourner sous la force du vent. 

— C’est bien pour cela que je cherche un nouveau procédé. 

— Puisse le dieu du vent t’inspirer dans tes recherches. »

 

Il eut été facile d’exhiber à cet instant un petit moulin, qu’il avait bricolé dans son cubiculum et qui tournait à toute vitesse lorsqu’on l’exposait face à la brise. Au dernier moment, pour ne pas céder à la tentation d’épater Vitruve, Isidore avait décidé de le laisser dans son coffre mural.

 

A son retour du Paris de 1874, il avait lu  « Un coup de tonnerre » de Ray Bradbury, que lui avait prêté le professeur Spinec. Un voyageur du temps y écrase un papillon à l’Ere Jurassique et cette négligence entraîne des conséquences dramatiques 60 millions d'années plus tard. 

 

Si d’écraser un simple lépidoptère pouvait dérégler à ce point le cours de l’Histoire, populariser le moulin à vent un millénaire plus tôt que prévu, ne pouvait être anodin. Ce dispositif, utilisé en Perse dès le sixième siècle après J-C, n’avait été connu en Occident qu’au retour des Croisés. La navigation à voile y existait depuis l’Antiquité, mais il ne s’était trouvé nul savant pour avoir l’idée de les disposer en hélice autour d’un axe. C’était d’autant plus surprenant que la vis d’Archimède fonctionnait sur le même principe. 

 

Vous rappelez-vous ces petits moulins multicolores qui tournoyaient au moindre souffle et enchantèrent votre petite enfance ? C’était la pièce essentielle du dispositif. Le reste du mécanisme était le même que sur les moulins à eau qui existaient déjà au siècle de Vitruve.

 

Telles étaient les pensées que ruminaient Isidore, les yeux dans le vague devant la statue d’un quelconque demi-dieu. Depuis cinq jours, il sillonnait la ville pédibus cum jambis en se garant des incivilités, car les rues de Rome tenaient de la Cour des Miracles ou de certaines « zones de non-droit », qui surgirent en lisière des grandes métropoles deux millénaires plus tard. 

 

Il avait admiré des quantités de statues gigantesques et de célèbrissimes monuments dans leur état d’origine. En cette fin d’après-midi, sans prévenir, son appétence avait diparu pour faire place à une forme atténuée de spleen. 

 

Il constatait un peu décontenancé qu’il en avait « ras la patère » de ces palais romains aux fronts audacieux et de ces nuits altérées par le passage des chariots aux roues cerclées de fer. Si dans le Paris du 19ème siècle, il pouvait héler un fiacre au gré de ses humeurs ou prendre le tortillard pour se rendre au Crotoy, deux mille ans plus tôt, dans la Rome de Cicéron dépourvue de telles commodités, Isidore avait l’impression d’être assigné à résidence. 

 

« Si tes recherches sur un hypothétique moulin à vent tournaient court, je me ferais un plaisir de jouer de mes relations pour te trouver un emploi à la mesure de tes talents. »  lui avait proposé Titus. 

 

Son hôte était bien gentil, mais notre ami polytechnicien n’avait pas renoncé à une brillante carrière dans l’industrie de pointe du 21ème siècle pour favoriser l’essor de la minoterie dans l’Antiquité Romaine. Ses recherches sur le moulin à vent n’étaient qu’un fake. 

Ce prétexte lui était venu spontanément sous la langue lorsqu’il lui avait fallu justifier de but en blanc son séjour. Mais il prenait bien garde à ne pas écraser de papillon.

 

Sauf que… N’était-ce pas ce qu’il avait fait en jouant les médiateurs dans la promotion d’Acmos ? Tout à la joie d’avoir rendu service aux différents protagonanistes (y compris à Suzine qui s’était offert deux superbes Numides) il en avait oublié la nouvelle de Bradbury. 

 

Sous l’effet de son coup de mou, Isidore fantasma une idylle entre le précepteur et une patricienne désireuse de s’encanailler. Le fruit de cet amour morganatique engendrait une lignée maudite dont le plus fameux rejeton assassinait Gustave Eiffel, juste avant que le célèbre ingénieur n’entreprit de construire sa tour. 

 

Si cette sinistre hypothèse était fondée, Isidore retrouverait son Paris du vingt et unième siècle dépourvu du monument que le monde entier nous envie et Jacques Hélian n’aurait jamais commis sa célèbrissime chanson :

 

« Paris, mais c'est la Tour Eiffel,

Avec sa point' qui monte au ciel. 

Qu'on la trouv' laide, qu'on la trouv' belle,

Y a pas d'Paris sans Tour Eiffel. »

 

 

Et c'eût été bien dommage...

 

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