Des vertus de la planchette japonaise

 

Avant de quitter le vingt-et-unième siècle, Isidore avait petit-déjeuné, à la terrasse de son Hôtel au bord du Tibre, d’un cornetto débordant de crème et d’un cappuccino. Vers treize heures, son estomac réclamant à nouveau son dû, il trouva sur le marché de quoi satisfaire ses légitimes revendications. Spontanément, à l’instar de ceux qui étaient devenus provisoirement ses contemporains, il pique-niqua sur place. Cette croustille accomplie, il s’offrit une déambulation digestive pour faire le point sur ces premières heures dans la Rome de l’an moins cinquante.

 

Contre toute attente, il avait déjà rencontré l’improbable Mercurocrum et même tourné une vidéo de sa péroraison. Cet épisode avait d’ailleurs sérieusement ébranlé ses convictions zététiques.

  

Pour respecter sa feuille de route, restaient à contacter Virgile et Cicéron. Et là, c’était un peu plus compliqué.

 

L’avant-veille, sur Internet, il avait appris que le premier, qui n’avait encore que vingt ans, poursuivait ses études à Crémone et n’avait pas encore écrit le premier de ses immortelles « Bucoliques ». Quand au second, c’était avant tout un homme de pouvoir qu'il n’était pas forcément facile d’approcher. En outre, lorsqu’il coiffait sa casquette de philosophe (pardon pour l’anachronisme) c’était pour s’en prendre aux épicuriens. Ce qui le rendait très antipathique à notre excellent Isidore. En un mot comme en cent, Cicéron était bien trop carré pour son goût. 

 

De son programme, ne subsistaient que les Jeux du Cirque. Il convenait donc de s’en procurer au plus tôt le calendrier. 

Ses pas le conduisirent au bord d’un Tibre infiniment plus coloré que celui qu’il avait quitté quelques heures plus tôt. Il actionna sa caméra pour immortaliser le va-et-vient des chalands, traînés par des attelages de boeufs.

 

 

En fin d’après midi, sa flânerie le conduisit aux portes des Thermes. L’organisation de cet établissement le laissa pantois. Pour pouvoir y entrer, il dut déposer ses vêtements aux vestiaires. Ceux-ci étaient heureusement surveillés par des vigiles. Mais il se vit interdit de conserver le moindre linge de corps. Ce qui le mit un peu mal à l’aise. Mais comme n’étaient admis que les messieurs — les dames ayant accès à l’établissement à des heures différentes — il oublia vite ce désagrément.

 

Dans le palestre, une vaste salle ouverte sur un jardin, des athlètes s’adonnaient à diverses activités physiques. Isidore, qui était ceinture noire de judo et pratiquait à moindre niveau la lutte libre, suivit en initié les évolutions des lutteurs. Il les aurait bien rejoints, mais habitué au textile, il voyait mal comment il pourrait accrocher des adversaires nus, ruisselants de sueur et d’embrocation.

 

Un lutteur de son gabarit, qui venait d’étriller son adversaire, lui fit un signe de tête qu’Isidore interpréta comme un défi. L’homme ayant une bonne tête, le judoka de Paname oublia ses réserves et releva le gant. D’entrée, le Romain, dans l’intention manifeste de l’intimider, poussa violemment le chrononaute. Rompu depuis l’enfance à la fameuse « planchette japonaise », notre ami s’agrippa aux épaules de l’inconscient et, profitant de sa poussée, se laissa tomber en arrière. Simultanément il lui appuya un pied sur le ventre et roula sur le dos. 

Le romain quitta le sol et fut projeté, tête la première, loin derrière Isidore qui se redressa instantanément. A demi assommé, le Romain leva le pouce et félicita son vainqueur en se frottant le crâne.

 

« Bravissimo ! Je n’ai pas compris ce qu’il m’est arrivé. Je m’appelle Titus. 

— Ave Titus. Moi, c’est Isidore. 

— Ave Isidore. Il faudra que tu m’aprennes cette prise. Je ne crois pas t’avoir déjà vu aux Thermes. J’y viens pourtant presque tous les jours. 

— Je ne suis à Rome que depuis ce matin. 

— Tu es en voyage pour affaires ? 

— Plutôt pour études. Je suis ingénieur et j’ai réfléchi à la possibilité d’utiliser la force du vent pour faire tourner les moulins. J’ai quelques idées que j’aimerais mettre en oeuvre. Il m’a semblé qu’à Rome où se concentre l’élite intellectuelle de l’Empire, j’aurais les conditions idéales pour mener à bien ce projet. 

— Je connais le moulin à eau, mais je n’imagine pas un instant qu’on puisse utiliser le vent pour les faire tourner. 

— On l’utilise bien depuis des siècles pour propulser les bateaux.  

— Je reste très sceptique. Sache que nous sommes confrères. Pendant mon temps de service dans la légion, j’ai participé à la construction des aqueducs. De retour à la vie civile j’ai monté ma propre entreprise de bâtiment. Les insulae, entre les Thermes et le Forum, de même que ma domus, sont mon oeuvre. A propos, plutôt que d’aller dans un déversorium où le calme n’est pas garanti, pourquoi n’essaies-tu pas de loger chez l’habitant ? 

— Parce que je viens d’arriver et que je ne connais personne. 

— A présent tu me connais. Je puis t’offrir le gîte et le couvert pour un prix comparable à ceux pratiqués dans les deversoriums.

— J’accepte bien volontiers. 

 — Veux-tu que nous allions visiter les lieux ? 

 

—  Avec plaisir. 

 — Mais nous allons d’abord procéder aux ablutions. »

 

A cet effet, ils investirent l’une après l’autre trois salles de plus en plus chaudes. La dernière, le sudatorium, tenait les promesses de son appellation. A la sortie de cet ancêtre du sauna, un bain chaud les attendait. Imitant Titus, Isidore s’y gratta l’épiderne avec un racloir avant d’entrer au caldarium, qui lui aussi méritait son nom. Les deux hommes en sortirent promptement pour se plonger dans des bains de plus en plus froids. Quand ils en eurent assez, un esclave se proposa de les masser.

 

A la sortie des Thermes, le futur inventeur du moulin à vent, au zénith de sa forme, rendit grâce à son grand-père qui, le jour de ses douze ans, l’avait inscrit au judo.

 

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