De l'importance des horaires

 

Isidore était rentré chez lui vers seize heures, avait pris une douche et s’était couché pour une petite sieste. Elle avait duré jusqu’au lendemain midi. Quittant la nuit des barricades à 23 heures pour se retrouver le vingt et unième siècle à midi, il avait souffert du fameux jet-lag bien connu des voyageurs au long cours. Ces vingt heures de sommeil lui avaient permis de recharger ses batteries.

 

C’est donc l’esprit particulièrement affûté qu’il examina le cas du citoyen Cohn Bendit, mort le 10 mai 1968, mais bien vivant un demi siècle plus tard. Le trublion pulvérisant ainsi le record établi par Jésus-Christ, dont on se souvient qu’il n’était resté que quarante jours sur terre après sa résurrection. Foin des élucubrations du Professeur Spinec, c’est en mai 1968 qu’il fallait chercher la réponse à cette énigme. 

 

Son portrait robot devant être affiché dans tous les commissariats, il convenait que notre fugitif préféré changeât de visage. Comme celui dont l’avait gratifié la Nature ne présentait aucun signe particulier, il estima qu’une paire de fausses lunettes et une autre de fausses moustaches, devraient suffire pour le peu de temps qu’il resterait « sur place ». Il fit aussi l’emplette d’un chronomètre écran alpha numérique sur lequel il afficha le temps passé depuis son meurtre involontaire ( soit 40 heures) avant de le déclencher. 

 

Au jardin du Luxembourg, trop près des « lieux du crime », il préféra les Buttes-Chaumont. Et choisit d’atterrir le dimanche 12 mai 1968 à 11 heures. Le polytechnicien avait calculé qu’à cet instant, 37 heures se seraient écoulées depuis le décès de Dany le Rouge. Son chronomètre en affichait 43. Il actionna son chronoscaphe et dix minutes plus tard il était à pied d’oeuvre.

 

Sans perdre un temps précieux à savourer les splendeurs printanières du Parc, il se pressa vers le bar-tabac-presse « Au Coq-Hardi ». 

 

Les journaux paraissant le dimanche, rivalisaient de titres racoleurs pour évoquer en première page la mort accidentelle du « leader des insurgés ». Le drame avait refroidi l’ardeur des étudiants qui avaient mis à profit la trêve pour se disperser. Les CRS n’avaient pas eu à intervenir et, dés le samedi matin, les bulldozers des services de l’équipement étaient à pied d’oeuvre pour dégager le Quartier Latin.

 

Le Figaro et l’Huma-Dimanche, s’ils déploraient la mort d’un homme, avaient l’oraison funèbre inamicale. Le Journal du Dimanche était plus consensuel. Isidore en acheta un exemplaire, s’installa en fond de salle et commanda un express. En seconde page les faits étaient évoqués avec précision. La police avait reconnu le caractère accidentel de l’évènement. Le meurtrier involontaire s’était montré coopératif et avait suivi de bon gré les enquêteurs au commissariat. Sa disparition n’en était que plus étonnante. Il tombait désormais sous le chef de « délit de fuite » et été invité à se présenter au plus tôt au commissariat le plus proche pour régulariser sa situation.

 

« Il peuvent toujours rêver » sourit notre délinquant. 

 

Isidore avait élaboré un plan très précis, dans lequel il était essentiel qu’il marquât son passage. Au hasard, il s’enquit auprès du garçon d’une rumeur prêtant à Eddy Mitchell l’intention de s’installer dans le quartier. 

 

« Eddy Mitchell ? Je ne suis pas au courant. Pourquoi, vous avez eu vent de quelque chose ?

— Je connais personnellement un de ses musiciens. Mais comme il est un peu fantasque, je voulais recouper l’info. »

 

De retour au comptoir, le garçon glissa quelques mots au patron. Isidore finit son express et sortit en les saluant l’un et l’autre au passage. Le serveur lui fit un clin d’oeil en dressant le pouce. 

 

 

Satisfait, Isidore rejoignit prestement le parc des Buttes-Chaumont. Il programma un second voyage pour le 13 mai à 11 heures. 61 heures s’y seraient écoulées depuis le drame. Soit 17 de plus que les 44 heures affichées par chronomètre. Pour le précédent, c’était 6 de moins.

 

Dès qu’il fut à destination il rejoignit un Coq-Hardi moins fréquenté que la veille. Ni le garçon, ni le patron ne le reconnurent. Pourtant « la veille », il s’était fait remarquer en évoquant Eddy Mitchell. 

 

 

La une des quotidiens annonçaient qu’à l’appel de la CGT et de la CFDT, les ouvriers rejoindraient les étudiants où étaient attendus plus de 600000 participants. La date du 13 mai n’avait pas été choisie au hasard. 10 ans plus tôt, le 13 mai 1958, les Algérois d'origine européenne en appellent au général de Gaulle pour maintenir la souveraineté de la France sur l'Algérie

 

Isidore acheta le Parisien, commanda un express, et s’installa en fond de salle. Un article revenait avec quelques photos-choc sur le bilan de la nuit des barricades, mais il y chercha vainement une référence à Cohn-Bendit. En revanche le leader du mouvement du 22 mars était cité dans un entrefilet concernant les notabilités attendues en tête de la manifestation.

 

« J’espère que ça ne va se terminer comme vendredi dit-il au garçon qui venait de lui servir son express.

— Je ne pense pas, le service d’ordre de la CGT veillera au grain.

— Georges Seguy est tout de même d’une autre dimension que leur Cohn-Bendit.

— Je suis d’accord avec vous. 

— Il vous reste un exemplaire du JDD d’hier ?

— Je vais voir ça. »

 

Le serveur revint en agitant joyeusement le journal.

 

« Vous avez de la chance. Il en restait un.

— Merci. »

 

Daté du même jour, c’était le même journal que celui qu’il venait d’acheter moins d’une heure plus tôt. Mais la Une en était radicalement différente. Il n’y était nullement question du décés de Cohn-Bendit ni de l’apaisement du Quartier Latin. Au contraire, des photos racoleuses illustraient la violence de la Nuit des barricades. Un article endétaillait le bilan : 125 voitures détériorées, 63 incendiées, des rues dévastées et dépavées comme après une scène de guerre, 247 policiers blessés, sans compter les manifestants. 469 personnes interpellées.

 

L’expérience était concluante. Isidore, qui ne tenait pas particulièrement à participer à une seconde manif rejoignit son siècle afin d’en mettre en forme les conclusions.

 

 

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