De Nerval à Léo Ferré

 

Isidore avait une tendresse particulière pour une odelette de  Gérard de Nerval intitulée : « Une allée du Luxembourg »

 

Elle a passé, la jeune fille

Vive et preste comme un oiseau :

À la main une fleur qui brille,

À la bouche un refrain nouveau.

 

C’est peut-être la seule au monde

Dont le cœur au mien répondrait,

Qui venant dans ma nuit profonde

D’un seul regard l’éclaircirait !

 

Mais non, ma jeunesse est finie…

Adieu, doux rayon qui m’as lui,

Parfum, jeune fille, harmonie…

Le bonheur passait, il a fui !

 

Ce sentiment joua-t-il, lorsqu’il choisit, comme point de départ et d’arrivée, le jardin du Luxembourg plutôt que les Buttes-Chaumont ? Ou, plus prosaïquement, s’épargnait-il ainsi de devoir prendre le bus pour être au coeur des évènements de mai 68, dont chacun sait qu’ils se déroulèrent essentiellement dans le Quartier Latin. 

 

En deux mois de travail intensif, il avait mis au point le chronoscaphe de 3ème génération. La machine à remonter le temps se présentait désormais sous la forme d’un gilet de 7mm d’épaisseur. Les nanomatériaux utilisés lui donnaient une flexibilité comparable à celle du latex. Porté sous une veste ou un sweat-shirt, il passait totalement inaperçu. Ce n’est donc plus déguisé en beatnik, mais habillé comme Monsieur Tout-le-monde, qu’Isidore reprit le cours de son aventure le vendredi 10 mai 1968, aux alentours de midi. 

 

Il surgit à moins de 5 mètres d’une jeune fille, « vive et preste comme un oiseau ». Elle ne fut qu’un très bref instant surprise et passa son chemin comme si rien ne s’était passé. Ce qui le rassura. Mais aussi le chagrina. L’espace d’un instant, l’odelette citée plus haut lui revint en mémoire. 

 

 

Le spectacle qu’il allait découvrir effacerait bien vite le doux souvenir de cette apparition. Quelques centaines d’étudiants s’étaient réunis devant la Sorbonne entourée d’autant de CRS. Les orateurs se succèdaient fustigeant « l’état bourgeois » mais aussi le parti communiste dont la position concernant les évènements du vendredi était jugée pour le moins ambigüe. Un petit groupe scandait, sur l’air des lampions : « Che, che, Guevara ! Ho, ho, Ho-Chi-Minh ! ». En poussant plus loin dans le quartier, Isidore découvrit, rue du Panthéon, un convoi de camions noirs pleins de CRS qui tuaient le temps en attendant les ordres.

 

Sa déambulation voyeuriste de voyageur du futur le conduisit aux marches du troquet où deux mois plus tôt — mais seulement une semaine en temps de 1968 — il avait sifflé une kronenbourg en agréable compagnie, avant d’être pris dans une bousculade et de s’éclipser. Sur la porte de l’établissement, une affiche annonçait pour le soir même un concert de Léo Ferré organisé à la Mutualité par la fédération anarchiste. Il n’avait jamais vu l’artiste sur scène et ne pouvait manquer cette superbe occasion. 

 

En huit jours, la ferveur de la clientèle, essentiellement estudiantine, était montée de plusieurs crans. Il n’était question que de la manif monstre prévue pour la fin d’après-midi Place Denfert-Rochereau. Entre deux express ou deux demis, les plus créatifs affûtaient leurs slogans. 

 

Bien qu’il fut improbable qu’on se souvint de lui, Isidore tenta sa chance et interrogea le barman.

 

« Bonjour. Vendredi dernier, j’ai bu un demi en compagnie d’une thésarde en lettres classiques dont je ne connais pas le nom. J’étais habillé en routard et je portais un sac à dos.

— Et quand vous êtes sortis vous êtes tombés dans une charge de CRS. Même que votre amie a été embarquée. Je me rappelle bien. Nous étions plusieurs à penser que vous aviez des coktails molotov dans votre sac à dos. 

— Cette personne vient-elle souvent ici ?

— De temps en temps. Elle y retrouve un petit groupe de littéraires. 

— Vous savez comment elle s’appelle ?

— Je crois que c’est Josiane, mais je ne suis pas sûr. Une minute, j’ai repéré un de ses amis. Thierry !!!

—  Oui ?

—  Sais-tu le nom de Josiane ? 

— Celle qui prépare une thèse sur la Guerre des Gaules ?

— C’est ça.

— Elle s’appelle Josiane Hamelin. Elle devrait rejoindre la FGEL vers 17 heures, Place Denfert-Rochereau. 

— Merci.  »

 

Il n’était que 14 heures, Isidore commanda un hot-dog et un demi de kronenbourg. 

 

Il se trouvait dans la situation d’un spectateur qui s’apprête à vivre un film dont il connait le scénario. La veille sur Internet, il en avait pris connaissance. 12 000 manifestants (selon la police) se retrouveraient Place Denfert-Rochereau, puis gagneraient le Quartier latin par le boulevard Arago. Tard dans la soirée le cortège, de plus en plus effervescent, investirait le boulevard Saint-Michel et la rue Gay-Lussac. Les plus motivés érigeraient des barricades et transformeraient la zone en camp retranché. Les historiens retinrent cet épisode comme le plus dur et le plus marquant des événements de Mai 68 et le désignèrent par l’expression « nuit des barricades » qui sentait bon la poudre et le romantisme.

 

 

Un certain quatorze juillet, Isidore, à l’époque jeune polytechnicien, avait défilé en grand uniforme sur les Champs Elysées. C’était la seule et unique manifestation à laquelle il se souvenait d’avoir participé au cours de son existence studieuse et passionnée. S’il avait vécu un demi-siècle plus tôt, il est probable qu’il se serait contenté de suivre la révolte étudiante dans la presse écrite ou à la télévision. Dans la mesure où la préparation de ses examens lui en aurait laissé le loisir.

 

À l’apogée de sa fringante trentaine, cette manif historique était une sorte dépucelage et il frémissait d’avance de plaisir et d’adrénaline. La cerise sur le gateau, qu’il venait de découvrir sur une affiche à la porte du bistro, c’était ce concert de Léo Ferré. La première chose à faire était d’aller voir à la Mutualité s’il restait encore quelques places.

 

 

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