Marivaudage 

 

 

En marge du champ de bataille, le bistro était plein d’insoumis qui s’appliquaient à refaire le monde. Leur déficit de témérité face aux forces de l’ordre était très largement compensé par la hardiesse de leurs utopies et la  véhémence de leurs propos. 

 

« Aux dernières nouvelles, dans le jardin du Luxembourg, ils auraient entôlé des centaines de manifestants dont Sauvageot, Cohn-Bendit, Henri Weber, Brice Lalonde et Alain Krivine

—  Les salauds ! Mais on ne se laissera pas faire.

— Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! »

 

Isidore et sa nouvelle connaissance avaient déniché une table au fond de la salle. Après des considérations d’ordre général, ils en vinrent aux confidences. 

 

« — Vous m’avez l’air vachement impliquée. 

— Je milite à la fédération des groupes d’études de lettres, la FGEL. Hier les fachos d’Occident ont fichu le feu à notre local. C’est aussi pour ça que je suis particulièrement remontée. Mais ce serait plus simple si tu me tutoyais. J’ai l’impression que tu es d’un autre siècle ou que tu me prends pour une rombière.

— La seconde assertion est fausse. Tu sais à qui tu m’as fait penser tout à l’heure ?

— A une fliquette, tu l’as déjà dit.

— Non, à « La Liberté guidant le Peuple » de Delacroix.

— Tu me chambres.

— Pas du tout. Certes ta vêture n’est pas la même, mais ces nouvelles barricades m’ont rappelé celles de 1830. Mais à l’instar de l’héroïne, tu exprimais une belle et noble colère.

—  Là tu te paies carrément ma binette.

— Pas du tout. C’est exactement ce que j’ai ressenti.

— Mouais…

— Pardon pour le coq à l’âne, mais tu m’as dit être en troisième cycle de lettres classiques. Sur quel sujet porte ta thèse ?

— Sur l’oeuvre littéraire de Caius Asinius Pollio. 

— C’était pas un copain de Virgile et de Jules César ?

— En effet.

— Avant de faire l’écrivain, il devait être une espèce de général dans la légion et il aurait émis quelques réserves sur certains points des « Commentaires sur la guerre des Gaules ».

— C’est justement sur ces réserves que portera ma thèse. Je suis épatée. Les « Commentaires » sont un grand classique, mais peu nombreux sont ceux qui connaissent Caius Asinius Pollio.

— Je ne le connais pas personnellement, j’en ai juste entendu parler par une relation commune.

— Là tu recommences à me chambrer. C’est ton truc avec les nénettes ? Je te préviens, avec moi, ça ne fonctionne pas.

— J’imagine. Serait-ce indiscret de te demander ce qui fonctionne ?

— C’est en effet très indiscret. Mais toi, à part te déguiser en routard d’opérette pour trainer en marge des manifs, que fais-tu dans la vie ?

— Ca dépend. 

— De quoi ?

— De mon interlocutrice. Veux-tu que je te raconte des salades ou es-tu prête à entendre la vérité ?

— Je t’ai prévenu, je suis insensible à cette forme d’humour.

— Dont acte. Je suis enseignant-chercheur.

— Dans quelle discipline ?

— L’électronique.

— En ce cas, tu peux me raconter toutes les salades que tu veux, je n’y connais strictement rien. Quant à la vérité.. Peut-être as-tu as fait une découverte de nature à remettre en cause un certain nombre d’idées reçues ?

— Gagné !

— Si ce n’est pas trop technique, je suis prête à tout entendre.

— Ok, alors accroche ta ceinture.

— Je crains le pire…

— En temps normal, je vis au 21ème siècle et j’y ai inventé une machine à remonter le temps. J’ai déjà effectué deux voyages. L’un au 19ème siècle où j’ai pu faire de la voile avec Jules Verne et visiter le salon des impressionnistes et l’autre en 50 avant Jésus-Christ, où j’ai rencontré Vitruve et logé chez un ancien ingénieur de la légion de Cesar. C’est d’ailleurs chez lui que j’ai entendu parler de Caius Asinius Pollio.

— C’est ça. Et ton sac à dos, c’est pour y loger ta machine.

— Tout juste. Mais c’est un peu gênant, aussi planchai-je sur la possibilité d’en insérer les éléments dans un gilet.

— Un peu comme le gilet pare-balle de nos amis des forces de l’ordre.

— On ne peut rien te cacher. Leur dernier modèle, le « scorpion », ne prend pas plus de place qu’un gros pull-over.

— C’est passionnant. Ainsi je pourrais être ta grand-mère.

— En aucune façon. L’une était employée des postes et l’autre femme au foyer.

— Je vois. Ajouté à ta dégaine, ceci me conforte dans l’idée que je suis tombée sur le roi des mythomanes. Mais ce n’est pas désagréable et ça me change des Che Guevara de bistro.

— Je suis ravi que tu le prennes comme ça. On va jeter un oeil dehors pour voir où en sont nos insurgés ou on se prend une autre Kronenbourg ?

— Je suppose que tu n’es pas venu du futur pour traîner dans les troquets. 

— En effet, allons voir où en est le remake de la révolution de Juillet 1830.

— En espérant que celle-ci ne fera pas émerger un nouveau Louis-Philippe.

— On peut toujours rêver. »

 

A peine sortis ils furent pris dans un flux d’insurgés poursuivis par des CRS. Une douzaine d’uniformes bleus sortirent d’une rue adjacente pour les prendre en tenaille. Dans le meilleur des cas, ils seraient conduits au poste pour contrôle d’inentité. Ce qui ne faisait pas du tout l’affaire de l’intrépide, mais prudent, Isidore.

 

Il appuya sur la touche « retour » et ressentit instantanément le vent qui sifflait aux oreilles et l’obscurité. Deux minutes plus tard il savourait la quiétude des Buttes-Chaumont.

 

 

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