Requiem pour un rouquin

 

 

Isidore avait préparé son voyage en surfant sur Internet. Il savait donc comment évoluerait la manif du 10 mai 1968. 

 

Au crépuscule, des négociations s’engageraient entre le rectorat et les représentants des étudiants. Suivies heure par heure par Alain Peyrefitte, ministre de l'Education nationale, elles dureraient jusqu'à 1 h 55. Ordre serait donc donné aux milliers de policiers postés au Quartier latin de ne pas bouger. 

 

Mauvaise pioche. Mettant à profit cette trêve inespérée, les plus politisés des manifestants édifieraient des barricades dignes des trois glorieuses de 1830. Le vénérable Quartier Latin prendrait des allures de camp retranché. Rue Gay Lussac, un immense chantier de travaux publics offrirait les outils et la matière première : parpaings, morceaux de palissade, sacs de ciment, rouleaux de fils de fer. Viendraient si ajouter pavés, poubelles, arbres abattus, poteaux de signalisation, voitures retournées… pour édifier ce qui deviendrait le fort Alamo de la révolte estudiantine.

 

Les forces de l'ordre recevraient enfin le feu vert à 2 heures du matin. 6255 policiers qui se languissaient d’en découdre, chargeraient comme un seul homme, pour se retrouver au coeur d'une véritable insurrection. Il y aurait autant de bruit et de fureur que dans les gigantesques combats des temps farouches. Epuisés, les émeutiers ne rendraient les armes qu’aux premières lueurs de l'aube. 

 

Au petit matin, le spectacle serait saisissant: 125 voitures détériorées, 63 incendiées, des rues dévastées et dépavées comme après une scène de guerre, 247 policiers blessés, sans compter les manifestants. « Dont le nombre était impossible à déterminer, la plupart ne s'étant pas fait connaître », comme le signifierait le rapport de police. 469 personnes seraient interpellées. Dont la future universitaire, Evelyne Pisier, le fantaisiste Patrick Topaloff, mais aussi Michel Vauzelle qui, plus tard, serait garde des Sceaux avant de présider la région PACA. 

 

Bien que ceinture noire de judo, Isidore était d’un naturel pacifique et n’éprouvait aucune attirance pour le combat de rue. D’autant qu’il ne voyait pas trop où voulaient en venir les insurgés. Il estima donc que le plus sage était de retourner sans attendre au vingt-et-unième siècle.

 

Mais un superbe crépuscule, qui céderait bientôt la place à un clair de lune en fin de croissance, offrait à la scène des lumières grandioses. Il ne manquait plus que du Wagner pour tourner un film d’un romantisme échevelé. L’esthétisme et la curiosité l’emportèrent sur le bon sens. Les CRS ne devant charger qu’à 2 heures du matin, pourquoi ne pas participer, à son rythme, à l’édification des barricades ?

 

S’il était très habile à combiner les nanomatériaux, Isidore se montra particulièrement maladroit dans l’arrachage des pavés et le transport des éléments de palissade. Il se trouvait toujours un Gavroche monté en graine pour le chambrer et le pousser au cul. Alors qu’il trébuchait une fois de plus en portant deux mètres cinquante de poutrelle en béton armé, à cheval sur ses deux épaules, un petit rigolo qui le marquait à la culotte se crut obligé de faire un bon mot.

 

« Tu me fais penser à Jésus-Christ montant au calvaire, lança-t-il d’une voix gouailleuse. »

 

Isidore se retourna pour lui servit une réponse appropriée. Ce faisant il en oublia la poutrelle dont une extémité heurta la tête du plaisantin. Le malheureux s’effondra sans un mot. Pendant qu’Isidore tentait de se débarrasser de son fardeau, les émeutiers les plus proches se précipitèrent au secours de la victime qui paraissait évanouie.

 

« Merde, c’est Cohn-Bendit !!! 

— Il saigne de la tempe.

— Laisse-moi faire, je suis secouriste »

 

Joignant le geste à la parole le type saisit le poignet du blessé.

 

« Il est mort.

— Arrête, t’es pas marrant !

— Sans déconner. Son coeur ne bat plus. »

 

Isidore sentit le monde vaciller et s’effondra à son tour.

 

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et dix minutes plus tard, la radio annonçait le décés accidentel de Dany le rouge. 

 

Une ambulance stationnait déjà au verso de la barricade. Les brancardiers choisirent le point le moins infranchissable mais se refusèrent à emporter le corps avant d’avoir l’autorisation de la police. 

 

Trois flics en civil se pointèrent, recueillirent les témoignages et prirent les photos d’usage. La cause accidentelle ne faisait aucun doute et le meurtrier involontaire, qui se rétablissait doucement de sa syncope, suivit sans moufter les enquêteurs. Les ambulanciers purent accomplir leur tâche et la dépouille de Dany le Rouge quitta le Quartier latin dans une cacophonie pimponesque.

 

Dans la voiture qui le conduisait au commissariat, le pauvre Isidore était en loques. A son douloureux sentiment de culpabilité venait s’ajouter, plus horrible encore, celui d’avoir irrémédiablement modifié le cours de l’Histoire.

 

Il ne lui restait qu’une chose à faire : s’éclipser. Ce qu’il fit lorsqu’il fut dans le couloir d’attente du commissariat. Trois minutes d’obscurité plus tard, il retrouvait le calme du Jardin du Luxembourg à l’heure du déjeuner. 

 

Il se précipita à la brasserie le Petit Suisse, qui se trouvait à proximité. Le serveur qui lui apportait un demi bien mousseux fut un peu surpris de sa requête :

 

« Connaissez-vous Daniel Cohn-Bendit ? »

 

 

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