Retrouvailles

« Bonsoir Isidore. C’était ma journée de rendez-vous. Je suis vannée. J’espère que je ne t’ai pas trop manqué.

— Bonsoir Adélaïde. J’étais aussi très occupé. Je suis allé à l’usine acheter des piles Leclanché pour mes expériences. J’ai fait quelques montages et l’après-midi j’ai écumé le Quartier Latin. Tu n’imagines pas la joie que j’ai de te revoir.

— Chante, beau merle. Je ne suis pas née de la dernière averse, gloussa la jolie veuve. »

 

Isidore savourait in petto l’extravagance de la situation. Pendant qu’Adélaïde prenait le thé dans son petit univers, il passait quelques jours dans la Rome antique, mettait au point les chronoscaphes 2 et 3, manifestait en mai 68 et provoquait le décès accidentel de Daniel Cohn Bendit. Cela faisait donc quatre mois et des poussières qu’il n’avait pas mis le pied dans son superbe logis. Mais l’ordinateur du chronoscaphe les avait réduits à un peu plus d’une heure. 

 

Ces considérations le mirent de belle humeur et il fit un sort au succulent dîner mitonné par la fidèle Stéphanie. Puis, sans attendre la tombée du jour, Isidore honora la maîtresse de maison. Il y mit toute l’ardeur d’un navigateur solitaire qui vient de boucler le Tour du Globe en cent vingt cinq jours de mer.

 

Le lendemain, laissant sa bienfaitrice à ses rêveries matutinales, il s’offrit une marche rapide au Parc de Bagatelle. Né le jour du solstice, il adorait ce mois de juin où l’aube pointe de très bonne heure et où le crépuscule n’en finit pas. Quelques messieurs en tenue de gymnastique trottinaient dans les allées. Isidore les aurait bien imité, mais en tenue de ville il n’aurait pas manqué d’attirer les sourires moqueurs. Il fit donc, incontinent, l’emplette d’un équipement de sport conforme à la mode de l’époque. Comme un rien l’habillait, il n’était pas trop ridicule et pouvait se fondre dans le microcosme des trotteurs de Bagatelle. C’est néanmoins en tenue de ville qu’il consacra le reste de la matinée à déambuler dans les beaux quartiers de Paris. 

 

« Les seules pensées valables viennent en marchant », écrivait Nietzsche. C’est d’ailleurs au cours d’une pérégrination forestière, au bord du lac de Silvaplana, que surgit en son encéphale irrigué par l’exercice, comme « un premier éclair de la pensée de Zarathoustra ». Sans atteindre ces altitudes, les pensées qui jaillissaient dans le ciboulot d’Isidore, n’en étaient pas moins fondatrices. Chercheur passionné tout autant qu’opiniâtre, il avait consacré quinze ans de labeur, avec son cortège de joies et de déconvenues, à l’invention de son chronoscaphe. Toutes ses initiatives avaient été couronnées de succès. 

 

Ou Presque. Il n’avait pas trouvé de solution pour que sa machine puisse en un seul clic, se déplacer simultanément dans le temps et dans l’espace. Aller par exemple en Norvège au temps des Vikings ou chez les Aztèques avant l’arrivée de Christophe Colomb. Un tel exploit nécessitait l’utilisation du Géo-Positionnement par Satellite. Il était donc inenvisageable. Le chronoscaphe ne lui permettait pas non plus d’explorer le Futur. L’Univers pouvait être comparé à un roman en cours d’écriture. Au delà du dernier mot que l’on venait d’écrire, la feuille était inéluctablement blanche. 

 

En revanche Isidore avait soigné l’ergonomie de sa machine au delà de ses plus folles espérances. Mais paradoxalement, la légitime fierté d’avoir atteint son but s’embrumait insensiblement d’un amorce de spleen. Jacques Brel avait bien exprimé ce phénomène : « Mon père était un chercheur d'or. L'ennui, c'est qu'il en a trouvé. » 

 

Notre ami se serait bien lancé dans une autre quête, mais n’en voyait vraiment aucune qui puisse rivaliser avec l’invention du chronoscaphe. 

 

C’est aux approches de midi, alors qu’il embouquait l’artère où il avait élu domicile depuis trois jours, qu’il eut une révélation comparable à celle de Nietzsche au bord du lac de Silvaplana ou de Saint Paul sur le chemin de Damas : non seulement, son hôtesse cochait toutes les cases du profil de la compagne idéale, mais en outre il nourrissait à son endroit une onctueuse inclination. 

 

Prenant conscience qu’il faisait bon vivre dans le seizième arrondissement de Paris, en ce mois de juin 1874, il envisagea donc de pérenniser son séjour. Au moins jusqu’à l’automne. Et plus, si persistance de cette romanesque affinité.

 

 

Happy end