C'est l'histoire d'un geek

 

Sitôt rentré du taf, à dix-huit heures et des brouettes, Kevin Martin saisissait une bibine en boîte et s’asseyait devant l’écran de sa console pour une durée indéterminée. Il ne revenait furtivement sur terre que pour y accomplir les tâches indispensables à sa survie.

 

Tout allait pour le mieux dans son meilleur des mondes virtuels, lorsqu’un soir d’orage, la foudre choisit de tomber sur le paratonnerre de son immeuble. Aspiré comme un cancrelas par un Dyson, le malheureux geek s’engouffra dans sa bécane. 

 

Mega-man et Mario, qui s’y bastonnaient allègrement une fraction de seconde plus tôt, avaient cédé la place à un gigantesque hippocampe noir. Le monstre frétillait de toutes ses nageoires dans un univers infusé d’astres et lactescent.

 

Joachim se tétanisa, mais l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs lui redonna du poil de la bête. Il se souvint qu’un siècle plus tôt, son arrière-arrière-grand-père avait passé le Cap Horn sur un des derniers clippers et sentit germer au plus profond de ses entrailles la graine d’aventurier qui s’était transmise de génération en génération sans parvenir à éclore.

 

Il enfourcha l’hippocampe aussi naturellement que s’il s’était agi d’un vulgaire hippogriffe, saisit les manettes attenantes à son encolure, la rouge sur bâbord, la verte sur tribord, et poussa sa monture à donf. Instantanément, il  troua un ciel rougeoyant comme un mur où trainaient — confiture exquise aux bons poètes — des lichens de soleil et des morves d’azur.

 

À tout berzingue, il survola d'incroyables Florides, des glaciers, des soleils d'argent, des flots nacreux, des cieux de braises et — cerise sur le gâteau — de hideux échouages au fond de golfes bruns où des serpents géants dévoraient des punaises. Il surprit même, fileurs éternels des immobilités bleues le rut des Béhémots et des Maelstroms épais. En un mot comme en cent, à l’instar du célèbrissime voyant des Ardennes qu’était Arthur Rimbaud ( à qui je me suis permis d’emprunter quelques images en mauve), il vit, in real life, ce que l’homme a cru voir. 

 

 

A mach puissance quinze, sous un soleil bas, taché d'horreurs mystiques, il glissait comme en rêve lorsque soudain, sa route croisa celle d’un gigantesque poulpe à la gueule grande ouverte. Il ne put l’éviter.

 

Depuis ce triste jour, l’âme de Kevin Martin lévite, et pour un bon moment, dans l’infini des cieux !