Alca Cuniculus

 

 

Ce siècle avait deux ans lorsque mon attention fut attirée par un étrange animal. Les oreilles dressées comme deux périscopes, il glissait à fleur d’eau dans cette lagune dont je m’apprêtais à inventorier tritons et grenouilles. De temps en temps il sortait le bout du museau pour renouveler sa ration d’oxygène, puis reprenait ses évolutions subaquatiques. Au bout d’une petite heure il grimpa sur la berge, frétilla comme un chien mouillé et se percha sur un rocher pour étendre ses ailes. Il avait le gabarit, les cuisses, le pelage et la tête d’un lapin. Mais son derrière était emplumé, ses membres postérieurs palmés et ses antérieurs étaient des ailes. Lorqu’il les jugea suffisamment sèches, il s’envola et rasa la dune jusqu’à la grève où il disparut de mon champ de vision. 

 

Le Conservatoire du Littoral, à qui appartenaient les 300 hectares de dune, de marais, de friches et de garennes dont j’étais venu recenser les amphibiens, avait mis à ma disposition une chaumière fraîchement rénovée. Il y faisait très sombre, mais on y recevait l’électricité et le téléphone par câbles souterrains. Après avoir visionné sur écran la vidéo que je venais de consacrer aux évolutions de ce drôle de lapin qui plongeait et volait comme un cormoran, je m’empressai d’en expédier une copie à mon directeur. Il me répondit dans les vingt minutes.

 

 

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fou ?

— C’est aussi ce que je me suis dit. Sur le coup j’ai bien cru avoir consommé des sardines hallucinogènes. Mais la vidéo authentifie mon observation.

— Si tu n’avais pris que des photos, j’aurais flairé un canular. Mais je ne te crois pas assez calé en photo-shop pour bidouiller une vidéo en si peu de temps.

— J’ai très envie d’en savoir plus sur ce bestiau et de laisser tomber provisoirement les amphibiens.

— J’allais te le suggérer.

— Super. Je casse une petite croûte, je mets un peu d’ordre dans mes affaires et je retourne sur zone pour essayer de le capturer afin de l’examiner de plus près.

— Avant de le remettre en liberté, prélève-lui quelques gouttes de sang, une plume et un poil afin que je puisse les analyser. 

— C’est comme si c’était fait. »

 

 

A la nuit tombée je retrouvai mon poste d’observation sur la berge de la lagune. L’étrange animal était de retour. Mais il ne jouait plus au sous marin. Il glissait à faible allure en surface comme un palmipède lambda. Sans ses grandes oreilles, je l’aurais pris pour une bernache. Je réfléchissais au meilleur moyen de le capturer lorsqu’un de ses semblables vint se poser à la naissance de sa queue. Un peu déstabilisée, la « victime » s’immobilisa cependant que le nouvel arrivant battait furieusement des ailes. Au bout de cinq minutes, le malotru s’envola pour se perdre dans la nuit. Grâce à ma caméra à infra-rouge, je n’avais pas perdu une miette de la scène. 

 

Je mis immédiatement en oeuvre la méthode confidentielle et non-violente employée par les scientifiques, pour capturer le léporidé-volant resté sur place. Ses ailes et sa queue étaient identiques à celles du pingouin torda, un oiseau pélagique de la taille d’un canard. Il était doté des attributs sexuel d’un lapin. Comme son comportement laissait à l’entendre, il s’agissait d’une femelle. Je pris un max de notes et de clichés. Je baguai l’animal, j’effectuai les manipulations indiquées par mon chef et vingt minutes plus tard, après l’avoir libéré, je rejoignis ma base arrière. Le lendemain, dès l’ouverture de la Poste j’expédiai mes prélèvements au labo avant de reprendre mes observations sur zone. 

 

 

Les deux jours suivants, je pus identifier une bonne douzaine d’individus, sur la lagune et sur l’estran. Sans être aussi performantes que celles des mouettes ou des fous de bassan, les ailes de ces lapins-palmipèdes leur permettaient de voler à basse altitude. Je pus constater à plusieurs reprises qu’à l’instar des pies de mer, ils évoluaient en escadrilles. Au sol, quand ils ne jouaient pas les sous-marins, ils se contentaient de trottiner, de barboter, de brouter ou de sommeiller. J’ai dans mon entourage quelques homo-sapiens qui se satisferaient d’un tel mode de vie.

 

 

J’eus enfin mon chef au téléphone.

 

« Le caryotype de ton protégé comporte, dans des proportions à peu près égales, des gènes de lapin de garenne et de pingouin torda. Il est hautement improbable que cet étrange animal ait pu survivre depuis la nuit des temps sans attirer l’attention des homo-sapiens, toujours en quête d’innovations gastronomiques. Bien que sujette à caution, l’hypothèse de l’hybridation entre un garenne et un volatile aquatique m’apparait la plus plausible. Pour son nom scientifique, j’ai combiné ceux du garenne et du pingouin torda. J’ai le choix entre Oryctolagus  torda et Alca cuniculus. As-tu une préférence ?

— Alca cuniculus lui va bien.

— D’accord. Pour son nom vernaculaire j’ai pensé à lapingouin.

— Génial.

— Tu auras peut-être flairé le sardinosaure.

— ???

— C’est un exercice oulipien qui consiste à inventer des noms d’animaux en combinant ceux de deux espèces différentes. Potache, je me souviens d’avoir pondu des vers de mirliton sur l’escargorille, le tigrenouille et… le lapingouin ! Je n’aurais jamais imaginé pouvoir en observer in real life.  

— En zoologie, il arrive que la réalité dépasse la fiction.

— Très juste. Je dois partir au Québec pour un congrès. A mon retour j’irais saluer sur place tes nouveaux amis.

— OK. En attendant je vais continuer mes observations. »

 

 

 

La nuit suivante, je fus témoin d’une partouze. Il n’y a pas d’autre mot pour désigner cette douzaine de lapingouins forniquant de concert sur la lagune. Cerise sur le gâteau, aucun ne s’envola et je mis à profit leur somnonolence post-coïtale pour les capturer et les baguer l’un après l’autre. A ma grande surprise, il n’y avait que des femelles. J’expédiais illico un SMS à ce brave directeur qui devait s’apprêter à prendre l’avion pour Montréal.

 

« J’ai bien peur que nous soyons contraints d’ajouter un e à lapingouin. »