Le gramophone

Peinture de Jimmy Lawlor
Peinture de Jimmy Lawlor

 

Il était une fois un gramophone oublié dans un grenier. Pas un « faux-nographe », comme on en trouve chez certains brocanteurs. Un vrai de vrai, avec un pavillon en tôle imitation cuivre et une manivelle qui permet de tendre le ressort dissimulé au fond de ses entrailles. 

 

Il était flanqué d’une boîte pleine de 78 tours : « Lakmé », « Les mousquetaires au couvent », « Les cloches de Corneville », « Le pays du sourire », etc.

Dans des temps très anciens, l’antique instrument avait enchanté les mélomanes de la famille. L’expression tient presque du pléonasme. En effet, ils l’étaient tous. D’Alphonse, l’aïeul, qui avait assisté à la première de « La fille de Madame Angot », à Cécile, la petite dernière, qui apprenait le chant et la flûte traversière au conservatoire municipal. 

 

A l’issue des repas de familles, sous l’oreille bienveillante, quoique un tantinet ironique, de l’ancêtre du MP3, Tonton Marcel entonnait de sa belle voix de baryton : 

 

« Pour faire un brave mousquetaire

Il faut avoir l’esprit joyeux… »

 

Et tous les convives reprenaient en chœur et à plusieurs voix, dont celle de fausset de la cousine Hortense :

 

« Bon cœur et mauvais caractère,

Bien manger et boire encore mieux. »

 

 

Lorsque le répertoire était épuisé, le gramophone prenait le relai. On poussait les meubles contre les murs de la vaste salle à manger et les couples se formaient pour tournoyer aux accents de la « Valse triste » ou du « Danube bleu ».

 

Venait bientôt l’heure exquise où les corps éreintés par les chants, la danse et la bonne chère s’affalaient sur les sofas. L’instrument diffusait alors des extraits des « Pêcheurs de perles » et l’on reprenait en chœur l’air de Nadir : « Je crois entendre encore… » que des décennies plus tard Catherine Frot et André Dussolier, alias Prudence et Bélisaire Beresford, entonneraient dans leur cabriolet du film « Mon petit doigt m’a dit ».

 

 

Mais ce bon vieux temps n’est plus. Cécile, la petite dernière, est décédée à 93 ans entourée de sa descendance. Après moultes négociations, ses biens meubles ont été répartis de la façon la moins inéquitable possible. Mais si l’on s’arracha la ménagère en vermeil ou la commode en merisier, le gramophone ne trouva pas preneur.

 

« On pourrait peut-être le mettre sur E.Bay ? proposa Charles-Edouard qui préparait le concours d’entrée à HEC »

 

 

C’est ainsi que l’instrument se retrouva dans une masure perdue au fin fond de l’Auvergne profonde. Son nouveau propriétaire y vivait « à l'écart de la place publique, serein, contemplatif, ténébreux, bucolique ». Bricoleur averti, l’anachorète nettoya patiemment les disques et refit une santé à l’antique gramophone. En quelques jours, l’un et les autres avaient retrouvé leurs performances d’antan.

 

Mais s’il aimait écouter des opérettes, le soir au coin de l’âtre, le véritable dessein du rustique mélomane était de les entendre en plein air. Pour transporter son matériel, il aménagea donc un sac à dos sur claie qui jadis avait connu les chemins de Katmandou.

 

 

Désormais, du promontoire au « coin de verdure où chante une rivière », tout zone propice au picnic ou à la bagatelle lui tient lieu de salle de concert. Si les sansonnets et les grives musiciennes accompagnent spontanément les sopranos et les ténors dans leurs roucoulades, il n’est pas rare que des lièvres ou des chevreuils se risquent à proximité pour s’en mettre plein les oreilles.

 

Mais à ce jour, je ne sache pas qu’un.e bipède ait pu en profiter. 

Il n’est cependant pas exclus qu’une randonneuse mélomane puisse un jour de Noël s’écarter des sentiers balisés et se retrouver devant un gramophone posé sur un muret de pierre, un rouge-gorge posé sur son pavillon en tôle imitation cuivre, et diffusant la « Valse des flocons de neige » de Piotr Ilitch Tchaikovski dans un paysage de circonstance.