De l'albatros

— Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

— Plait-il ?

 

Mon voisin de comptoir, qui depuis son arrivée rêvassait devant sa verveine, revenait enfin sur terre.

 

— Excusez-moi, j’ai prononcé ces mots dans un demi-sommeil. Dans une sorte de rêve éveillé où je m’identifiais à l’albatros.

— Pas de souci. Sortie de nulle part, cette phrase sybilline m’a simplement surpris.

— Savez-vous que ce prodigieux palmipède passe le plus clair de son temps dans l’atmosphère et ne se pose que sur les flots. Ses ailes sont si longues que s’il prenait le risque de se poser à terre, elles l’empêcheraient de prendre son envol.

— De la même façon qu’un hydravion ne peut décoller d'un tarmac.

— Tout juste. Baudelaire l’évoque remarquablement dans « Les fleurs du mal »

— Je n’ai pas vu le film, mais j’en ai entendu parler en bien. Si je ne m’abuse, ça se passe dans l’univers des maisons closes. Je ne vois pas trop lelien de parenté avec les albatros.

— J’ignorais qu’il existât un film sous ce titre. En revanche j’ai lu et relu « Les fleurs du mal » de Baudelaire l’un de nos plus grands poètes.

— J’y suis — je parle du film — Les fleurs du mal doivent y être des sirènes, ces pin-up à queue de morue qui séduisent les marins avant de les noyer.

— L’hypothèse est séduisante.

— Un albatros serait lui-même tombé raide dingue d'une de ces créatures. Mais ses ailes de géant l’empêchant de conclure, elles lui auraient sauvé la vie.

— Votre hypothèse est originale, sourit mon compagnon de zinc. Je doute qu’elle eût l’heur de plaire à Baudelaire qui n’avait pas la réputation d’être un humoriste.

— En tout cas je me rappelle avoir feuilleté un bouquin sur les sirènes. Certaines y étaient représentées pourvues d'ailes. Comme les hippogriffes.

— En effet c’est ainsi que les représentaient les anciens.

— Sans doute sont-elles les descendantes de quelques albatros qui seraient parvenus à leurs fins malgré leurs ailes de géant.

— Je ne vois pas d'autre explication, s’esclaffa mon voisin de zinc. On reprend la même chose ?

— Bien volontiers.

— Avec vous, on se demande toujours si c’est du lard ou du cochon. L’albatros est un des plus célèbres poèmes des Fleurs du mal. Baudelaire y raconte que, parfois, des marins capturent un de ces volatiles et le posent sur le pont afin de se gausser de son inaptitude à la marche.

— Ça me botte. Je consulte illico mon smartphone.

— Vous n’allez pas être déçu.

 

Le texte surgit instantanément et je le lus en deux minutes maxi. Mon voisin de zinc en profita pour siffler sa seconde verveine.

 

— Alors ?

— Vous aviez raison, je ne suis pas déçu. C’est concis, très visuel et vachement bien torché. Il touchait carrément sa bille votre Baudelaire.

— Je ne manquerai pas de lui transmettre ce compliment.

— Mais je ne vois pas trop le rapport avec les fleurs du mal. Sans doute dans d’autres poèmes, où l’on narre les exploits de ces vilains matafs, dans les lupanars qui les accueillaient aux escales. Vous pouvez me donner quelques titres ?

— En cet instant il ne m’en vient pas à l’esprit. Mais j’ai dans mes bagages un exemplaire de l’ouvrage que je vous prête volontiers pour occuper votresoirée. En ce qui me concerne, je sens venir le coup de barre et vais me coucher de bonne heure. Vous trouverez le bouquin dans une sacoche accrochée à la poignée de votre chambre. Vous le rendrez avec vos impressions au petit déjeuner. Bonne nuit.

— Bonne nuit à vous et merci pour cette attention.

 

Piqué par la curiosité je montais à mon tour dix minutes plus tard. Il ne m’a fallu beaucoup plus pour m’endormir livre en mains. On dira ce qu’on voudra des « Fleurs du mal ». Mais c’est un fameux somnifère.