Pélican

— Vous n’êtes pas sans savoir que le pélican pousse l’amour paternel jusqu’au sacrifice.

— Sans le savoir ? Je le suis, hélas ! Mais plus pour longtemps car j’imagine que vous brûlez de me mettre au parfum.

 

Manifestement ravi, mon voisin de comptoir s’offrit une gorgée de verveine avant de passer à l’acte. Sa dégaine d’écolo radicalisé m’avait mis la puce à l’oreille et je m’attendais à ce qu’il évoquât un semblable sujet. Mais pas sous l’angle des pélicaneries et je m’en m’en léchais déjà les babines.

 

— Accrochez-vous bien. Comme tout volatile en période de nidification, le pélican passe le plus clair de son temps à chercher de quoi nourrir sa progéniture. En l’occurrence, de poissons ou d’amphibiens qu’il accumule dans la poche qu’il a sous le bec pour éviter d’incessants aller-retour.

— Je m’imaginais bien que cet accessoire n’était pas seulement décoratif.

— Il arrive hélas ! que sa pêche soit vaine et qu’il revienne la poche vide.

— Revenir de temps en temps bredouille est le lot de tous les prédateurs.

— Certes, mais les petits du pélican battent tous les records de voracité. Pour satisfaire leur inépuisable appétit, le palmipède peut donc aller jusqu’à se faire hara-kiri afin qu’ils puissent se nourrir de ses entrailles.

— C’est à la fois admirable et complètement débile. En effet, leur héroïque papa s’étant occis, il ne reste plus aux orphelins pélicaneaux que leur pauvre maman pour les approvisonner en poiscaille. 

— Non qu’il m’amusât, mais j’ai l’esprit suffisamment ouvert pour comprendre votre pragmatisme. Sachez cependant que ce sublime sacrifice a inspiré d’autant sublimes alexandrins à l’un de nos plus grand poètes. Tapez-donc « nuit de mai » sur votre smartphone et vous serez édifié.

 

Ce que je fis. 

Mais cette « nuit de mai » me semblant un tantinet longuette, j’ai ajouté « pélican » à ma recherche. Je ne fus pas déçu. 

 

Bien qu’écrite en alexandrins — ce qui peut rebuter le lecteur — cette narration grand-guignolesque vaut le détour. C’est une pépite d’humour noir. Alfred de Musset, son impayable auteur, va jusqu’à se comparer à cet héroïque, mais inconséquent, volatile : « Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie. » C’est  du grand art !

 

Comme par ailleurs l’homme n’était pas la moitié d’un imbécile — on lui prête la paternité des paroles de la célèbre paillarde « Le pou et l’araignée » — j’imagine qu’il plagiait par anticipation le regretté Jean Yanne et le non moins regretté Hara-Kiri

 

À mon humble avis — sous réserve d’authentification — le coup du pélican serait à l’origine de la fumeuse et fameuse expression «T‘as l’bonjour d’Alfred ».