La tour eiffel a disparu

 

Pour son premier voyage dans le temps, Isidore Mévout avait depuis longtemps choisi de rencontrer Jules Verne. Il avait même fixé sa date d’arrivée : le 17 mai 1868. Il profiterait ainsi de tous les charmes du printemps. Mais aussi, et surtout, de la longueur des jours en cette période qui précède le solstice d’été.

 

Il  prépara son périple avec le même soin que s’il s’était agi d’un séjour sur la Costa del Sol. Chez le meilleur numismate de Paris, il acquit des pièces et des billets d’époque. A en croire un historien de ses amis qui s'entichait d'économie, ce viatique lui permettrait un bon mois d’autonomie. Chez un costumier il choisit des vêtements qui lui permettraient de passer inaperçu. Comme on n’est jamais à l’abri d’une bonne rencontre, il avait complété sa panoplie par des sous-vêtements tels qu’en portaient les élégants du second empire. Il s’était aussi procuré un appareil photographique miniature tel qu’en utilisaient les espions avant l’irruption des nouvelles technologies. 

A son retour au XXIème siècle, il confierait ses pellicules à un laboratoire pour qu’il numérise les clichés. Comme il aurait vraisemblablement un programme surchargé, un nègre de ses amis se chargerait de compiler ses notes pour rédiger un reportage dont les médias du monde entier se disputeraient l’exclusivité. 

 

L’interview de l’auteur du « Quatre semaines en ballon » qui, à l’échelle mondiale, était le second auteur français le plus connu, en serait le joyau. 

Isidore regrettait seulement de ne pas pouvoir faire de vidéo. Hélas, en 1868 il n’aurait pas pu recharger les batteries de ses appareils.

 

Les animaux de laboratoire ayant essuyé les plâtres avec succès, le moment était venu de passer à l’acte. Isidore prit place sur le siège du chronoscaphe, vérifia que la date d’arrivée était bien programmée et appuya résolument sur la touche départ. Il y eut un éclair comparable à celui que provoque la foudre, puis ce fut le noir complet pendant de longues minutes. Les parois de la crypte réapparurent peu à peu pour retrouver l’aspect qu’elles avaient à l’instant où le jeune savant s’était installé dans sa nacelle.

 

Il descendit de son habitacle et sortit sur le parvis de la chapelle qui, située sur une des collines de Paris, bénéficiait d’une vue imprenable sur la capitale.

 

La Tour Eiffel avait disparu ! 

 

Isidore esquissa ce geste qui permet d’actionner le signal d’alarme dans les trains, mais aussi d’exprimer l’intense satisfaction que procure la réussite d’un projet.

 

Ce monument que le monde entier nous envie avait été érigé à la fin du XIXème siècle pour l’exposition universelle de 1899. Son absence conforta le jeune savant dans la conviction que le chronoscaphe avait atteint son objectif. Porté par une jubilation voisine de l’orgasme, il allongea le pas pour rejoindre les beaux quartiers. Les rues s’encombraient peu à peu de véhicules hippomobiles et les trottoirs de passants en costume d’époque. Vêtu de la même manière Isidore se fondait dans le paysage.

 

Au premier kiosque venu, il fit l’acquisition d’une gazette pour vérifier la date du jour : « 17 mai 1868 ». 

C’était exactement ce qu’il avait programmé. Féru de disciplines orientales, le chrononaute avait l’enthousiasme discret. Il n’en poussa pas moins un « hourrah ! » qui fit sourire le libraire. Au moment de payer il eut cependant un léger frisson d’inquiétude. Le numismate qui lui avait procuré les espèces était un homme de confiance, mais comme dit la sagesse populaire : « on ne sait jamais ». L’attitude du commerçant qui lui rendit la monnaie le plus naturellement du monde le rassura.

 

Après une petite marche entre des immeubles haussmaniens flambant neufs, il entra dans un café afin d’en savourer l’ambiance et de lire confortablement sa gazette. Sur le seuil, il ressentit la fugitive impression d’être le personnage d’un film en costume. Il s’assit devant une table vide, commanda une limonade et ouvrit son journal.

 

Il eut un frisson de plaisir en découvrant qu’un article était consacré à Jules Verne. L’écrivain était en villégiature au Crotoy, dans sa villa « La Solitude » et travaillait à son prochain ouvrage . Isidore s’enquit auprès de son voisin de la façon de s’y rendre.

 

« Le plus simple est de prendre le train jusqu’à Noyelles. Vous y trouverez un coche qui vous conduira au Crotoy qui n’est qu’à quelques kilomètres. 

— Je vais m’y employer dès cet après-midi.

— Peut-être obtiendrez-vous les horaires auprès du garçon. S’il vous plait, fit-il en hélant le serveur.

— Monsieur ?

— Avez-vous les horaires des chemins de fer du Nord ? Le Monsieur que voici souhaite se rendre au Crotoy.

— Je vais vous les quérir de ce pas. » 

 

Isidore se confondit en remerciements et proposa de renouveler les consommations.

 

« Je vous remercie vivement. J’aurais bien aimé parler un peu du Crotoy et de la superbe Baie de Somme, mais l’imminence d’un rendez-vous me contraint à vous laisser. Monsieur, je suis ravi d’avoir pu vous rendre service et je vous souhaite un agréable voyage. »

 

L’homme s’éclipsa à l’instant même où le serveur posait l’horaire des trains sur la table. 

Il y avait un omnibus pour Noyelles à treize heures trente. Isidore jeta un oeil sur la superbe pendule de l’établissement. Il était onze heures vingt. Il mit discrétement sa Kelton à l’heure et se promit d’acheter au plus tôt une montre d’époque. 

 

 

Le plus sûr était de héler tout de suite un fiacre et de déjeuner sur le pouce au buffet de la gare du Nord.