En route pour le Crotoy

 

Isidore Mévout souffrait d’un déficit d’expérience dans le domaine ferroviaire. Les rares fois où il avait employé ce type de transport, c’était en TGV. C’est donc avec une âme d’enfant qu’il grimpa dans le wagon de première classe de l’omnibus de la Compagnie des chemins de fer du Nord qui devait le véhiculer jusqu’à Noyelles-sur-mer. 

 

Cependant qu’une foule bruyante et bigarrée prenait d’assaut les wagons de seconde et de troisième, le tortillard, qui venait de faire le plein d’eau et de charbon, tchoutchoutait comme pour manifester son impatience. Avec sa haute cheminée et son profil surbaissé, la locomotive ressemblait à celles que l’on peut voir dans les westerns et les albums de Lucky Luke, à ceci près qu’elle était dépourvue de pare-bisons, cet animal ayant disparu depuis des millénaires des plaines d’Ile-de-France et de Picardie. Discrétement, Isidore saisit son appareil miniature et prit quelques photographies.

 

A treize heures trente, le chef de gare agita son drapeau rouge et un coup de sifflet libéra la bête. Le convoi prit peu à peu de la vitesse jusqu’à atteindre les 45 km/h annoncés par le prospectus. Assis dans le sens de la marche, à proximité de la fenêtre, le jeune savant en prenait plein les yeux. 

 

La banlieue du second empire n’avait strictement rien à voir avec ce qu’elle était devenue un siècle et demi plus tard. Avant même que le tortillard atteigne sa vitesse de croisière, on était en pleine cambrousse. Sous un azur pépiant d’hirondelles, le paysage était bucolique à souhait. Entre les rideaux de peupliers, les vaches s’interrompaient de paître pour contempler amoureusement la pétulante locomotive. 

 

Plus délurés, des chevaux lui faisaient un petit bout de chemin. Tout comme, un siècle et demi plus tard, leurs lointains descendants le feraient pour les coureurs du Tour de France.

 

Aux approches de Noyelles-sur-mer, la voie longea la Baie de Somme et c’est un nouveau spectacle qui s’offrit aux yeux émerveillés du jeune parisien.  

Afin de chercher pitance, des nuées d’oiseaux venaient se poser sur les prés salés et les bancs de sable gris découverts par le reflux. Le ciel était sillonné par des escadrilles de canards, de bernaches, d’aigrettes, d’huîtriers, de cormorans et autres oiseaux de rivage. Volant à hauteur de locomotive, un quatuor de cygnes escorta même le convoi pendant de longues minutes.

 

L’omnibus atteignit enfin la petite gare de Noyelles-sur-mer laissant sur le quai un Isidore Mévout ennivré par tant de plaisirs visuels. Un coche attendait devant la sortie de la halte.

 

« Passez-vous au Crotoy ? se renseigna le jeune voyageur.

- J’y vais, le temps de charger quelques marchandises. Vous pouvez monter.

- Merci.

- Ya pas de quoi. »

 

Après avoir goûté aux charmes des omnibus à vapeur, Isidore brûlait de découvrir ceux des véhicules hippomobiles. Pour en profiter au maximum, il graissa la patte au cocher afin d’être admis à s’installer à ses côtés. Le bonhomme accepta volontiers. 

Il était particulièrement loquace et aux approches du Crotoy, le jeune sorbonnard était devenu incollable sur la politique locale. 

 

Sa capacité d’écoute fit merveille. En effet, le cocher s’écarta un peu de sa route pour le déposer à proximité de « la Solitude », une villa de deux étages entourée d’un jardin qui ne ressemblait en rien aux maisons de pêcheurs qui l’environnaient.

 

« Vous voici rendu chez Jules Verne. 

 

— Merci mille fois et à bientôt sur le chemin du retour. »