Le Saint Michel

 

Atterrir en quelques minutes dans le Paris du second empire avait provoqué chez l’intrépide Isodore Mévout une vive émotion. Mais très vite s’y substitua la délicieuse impression de faire du tourisme en terre inconnue. Tourisme en immersion certes, il avait pris à cet effet toutes les précautions, mais tourisme quand même. Il éprouvait donc une sérénité du meilleur aloi.

 

Mais à l’instant d’actionner la cloche de la villa de Jules Verne, il sentit son coeur serrer. Il tira une première fois sur la corde puis attendit une trentaine de secondes. A l’instant même où il se décidait à tenter un deuxième essai, la porte s’ouvrit sur une charmante personne. 

 

« Bonjour Monsieur. Que puis-je pour vous ? 

— Bonjour Madame. Je vous prie d’excuser ma témérité. Je m’appelle Isidore Mévout et je prépare un mémoire consacré à Jules Verne. Mon plus vif désir est de pouvoir le rencontrer et de lui poser quelques questions de nature à nourrir cet ouvrage dont le projet me tient à coeur.

— À cette heure il n’est pas à la maison. Mais vous avez toutes chances de le trouver à bord de son bateau. Le Saint-Michel est à quai dans la partie la plus retirée du port de pêche. Merci mille fois Madame. J’y vais de ce pas.

— Bonne après-midi Monsieur et à bientôt j’espère.

— Merci encore et bonne après-midi Madame. »

 

 

À mi-marée, le pont du Saint-Michel, qui sentait la peinture et le goudron de norvège, était trois mètres plus bas que le niveau du quai. Un vieux loup de mer y inspectait un gréement flambant neuf. Machinalement, l’homme leva les yeux sur le jeune homme, vêtu comme un citadin, qui observait son manège depuis une dizaine de minutes.

 

« Joli bateau, apprécia celui-ci. Vous en êtes le Capitaine ?

— En effet, que puis-je pour vous ?

— Je reviens de la villa « La Solitude » et l’on m’y a dit que Monsieur Jules Verne était à bord du Saint-Michel.

— C’est exact.

— Je m’appelle Isidore Mévout, je rédige un mémoire sur ce grand écrivain et je serais très honoré s’il acceptait de m’accorder un entretien.

— Je vais voir. »

 

Le marin disparut dans l’habitacle et réapparut peu après, suivi d’un quadragénaire vêtu avec sobriété mais dont le maintien respirait la distinction. Isidore Mévout ressentit le même émoi que lorsqu’il avait constaté la disparition de la Tour Eiffel.

 

« Le Capitaine Alexandre Delong m’a dit que vous vouliez me voir ?

— Bonjour Maître. Je m’appelle Isidore Mévout, je rédige un mémoire à votre sujet et je serais très honoré si vous acceptiez de m’accorder un entretien.

— Vous êtes universitaire ? 

— Plutôt chroniqueur. Je suis un de vos plus fervents lecteurs et je partage votre passion pour l’aventure scientifique.  Je sais aussi votre amour de la mer dont ce superbe bourcet-malet flambant neuf est le meilleur témoin. »

 

Isidore venait de toucher la corde sensible. Un instant dubitatif, le regard de l’écrivain venait de s’illuminer.  

 

À quarante ans, il était ce qu’il est convenu d’appeler un bel homme. Le teint hâlé, la barbe brune et l’œil bleu, il ressemblait plus à un commandant de transatlantique qu’à l’image qu’on se fait habituellement d’un écrivain. A présent que la glace était rompue, il se montrait en outre  d’un commerce agréable.

 

« Vous tombez à point nommé. Le lancement du Saint-Michel a eu lieu au début du mois. Ce n’est pas un yacht de plaisance mais une chaloupe de pêche, un bourcet-malet comme vous l’avez reconnu fort justement. Il mesure 9 m de long et jauge une bonne dizaine de tonneaux. Je suis tombé amoureux de ce bateau, un simple assemblage de clous et de planches, comme on tombe amoureux d'une jolie maîtresse. J’ai transformé la cale à poisson en cabine avec deux couchettes et un caisson contenant des cartes et des livres. Je dois me rendre ces jours-ci à Saint-Valéry-sur-Somme pour les formalités de douane et l'inscription sur le rôle de plaisance.

En attendant je tire quelques bords en eau abritée pour le prendre en main. Justement je dois appareiller dans une demi heure afin de profiter du dernier flot pour entrer en Baie. A la pleine mer, j'aurai tout loisir d'y tirer quelque bords avant le coucher du soleil. Cela vous plairait-il de nous accompagner ? 

 

— Mille fois merci, rien ne pourrait me faire plus plaisir ! »