L'horizon s'éclaircit

 

A l’issue de la visite du salon des impressionistes, Adélaïde se souvint qu'elle devait se rendre à un rendez-vous. Elle prit congé mais invita Isidore à dîner :

 

« Séraphine est un vrai cordon-bleu. En outre, feu mon époux a laissé une cave dont il tirait une fierté légitime. Afin de vous éviter un périple nocturne, si vous le souhaitez, vous pourrez dormir à la maison. » 

 

Au vingt-et-unième siècle, il était parfois arrivé au jeune ingénieur  de recevoir de telles invitations, mais jamais d’aussi bien formulées. Il remercia de manière appropriée puis héla un fiacre afin de rendre visite à son chronoscaphe. 

 

Chemin faisant, il se souvint que Georges Leclanché avait mit au point en 1868 la première pile au dioxyde de manganèse et qu’elle avait même été récompensée à l'Exposition universelle de Paris. Elle n'était annoncée que pour une tension de 1,5 volts, mais une combinaison élémentaire de plusieurs piles identiques, à la portée d’un élève de première S, devrait permettre d’obtenir le voltage et l’ampérage suffisants pour recharger les batteries de ses appareils électroniques. 

 

Feu l’époux d’Adélaïde lui ayant certainement légué les derniers Bottin, il devrait être facile d’y localiser un fabriquant. L’horizon de l’intrépide chrononaute commençait à se dégager. En attendant de se rendre à l’invitation d’Adélaïde, il erra au  Quartier Latin.

 

Il était très différent de celui où il avait ses habitudes, mais conforme à celui brossé par les écrivains de l’époque. A la vitrine d’un libraire, il vit exposés trois volumes parus l'année précédente :

 

Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, Les Amours jaunes de Tristan Corbière et Le Coffret de Santal de Charles Cros. Il eût été sot de ne pas en faire l’emplette. Il ne résista pas plus au plaisir de boire un demi-panaché au café Voltaire, dans l’espoir un peu naïf d’y voir quelque « people » de l’époque. Mais s’il y en avait, ils se fondaient dans une assistance qui parlait haut et s’esclaffait volontiers.

L’heure du dîner approchant, il fit l’emplette d’un bouquet de roses, héla un fiacre et se rendit à l’invitation d’Adélaïde.

 

Séraphine avait bien fait les choses. Trop bien sans doute. L‘estomac d’Isidore n’était pas préparé à des mets d’une telle richesse. Il goûta néanmoins de tout, mais avec parcimonie. Y compris du Mercurey dont il ne but prudemment que deux verres et demi.

 

« Feu votre époux devait être un fin connaisseur. Je ne me souviens pas avoir savouré d’aussi bon vin.

— Lorsqu’il servait du Mercurey, le pauvre aimait rapporter une savoureuse anecdote. Au retour de l’Ile d’Elbe, Napoléon s’était arrêté à Chalons-sur-Saône où un vigneron lui servit de ce nectar. “Que ce vin est excellent, sa robe rappelle le ruban de la légion d'honneur, quant à son bouquet, il est comme l'odeur enivrante de la victoire,” le félicita l’Empereur. Fièrement, le vigneron  répondit : « Sire, j'en ai du bien meilleur encore dans ma cave. » Étonné, Napoléon demanda : « Pourquoi ne l'as-tu pas apporté ? » L’homme dit alors : « Ah ! sire, c'est que celui-là, je le réserve pour les grandes occasions ».

— Elle est excellente, s’esclaffa Isidore. Et va bien au Mercurey. Avec votre permission, je ne manquerai pas de la replacer dès que j’aurai l’occasion d’en boire à nouveau. »

 

La modération avec laquelle Isidore honorait son dîner, enchantait Adélaïde. Loin de se froisser de cette semi-sobriété, elle y voyait la prévoyance d’un sportif désireux d’affronter la compétition sans être abâtardi par le handicap d’une laborieuse digestion. Au dessert, profitant de l’euphorie de son hôte, elle lui fit part d’un projet auquel elle avait songé tout le jour :

 

« Isidore, ne prenez pas en mal ma proposition. Vous m’avez dit être un chercheur désargenté. Je sais par expérience combien la gêne, même relative, est inconfortable. Aussi en attendant que la Fortune honore vos découvertes, laissez-moi vous offrir le gîte et le couvert. Vous auriez bien entendu votre chambre et votre indépendance. Je sais à quel point cette offre peut paraître ambigüe. N’y voyez que le souci de participer ainsi aux progrès de la Science.

— Adélaïde, je ne vous ferai pas l’affront de refuser, ni même de chipoter cette offre de mécénat.  Grâce à votre générosité je pourrai enfin m’abstenir de me consacrer à des tâches alimentaires et me consacrer à la seule recherche. Sachez seulement que je m’absenterai souvent pour suivre les travaux de mes confrères, en Province où à l’Etranger. 

— Je le comprends d’autant mieux que feu mon époux était soumis aux mêmes obligations. »

 

 

La première heure de la nuit fut aussi torride que la veille, mais d’un commun accord, chacun des partenaires eut le loisir de profiter des suivantes pour jouir des bienfaits d’un sommeil réparateur.

 

suite