Des piles et d'un projet

 

Dans la cour de l’immeuble, feu l’époux d’Adélaïde avait aménagé un atelier sous verrière.  Plutôt que d’endurer de fastidieuses attentes dans la crypte, Isidore décida d’y procéder à la recharge du bloc informatique de son chronoscaphe. Il aurait ainsi tout loisir d’en surveiller le processus tout en vaquant à d’autres occupations. Ce local disposait en effet d’une petite bibliothèque qui intéressait fort notre chercheur.

 

Il y  trouva une abondante documentation sur la pile Leclanché. Pendant le Second Empire, les opinions républicaines de leur inventeur l’avaient conduit à s’exiler en Belgique. Sa pile révolutionnaire y était d’ailleurs massivement utilisée par les télégraphes. De retour en France, après la chute de Naoléon III, il en confia la fabrication aux usines Barbier.

 

Isidore saisit le Bottin pour en trouver les coordonnées. Trois jours plus tôt, il eût passé commande par Facetime ou par Skype. Faute de disposer de ces précieux outils, il héla un fiacre. Sur place il put se procurer la quantité de piles qu’il estimait nécessaire pour mener à bien l’opération. Au retour, il pria le cocher de passer par la petite église où patientait son chronoscaphe, afin d'en prélever le bloc informatique. Au passage il emporta ses instruments de contrôle.

 

De retour à l’atelier, il bricola sans attendre son installation. Pour obtenir la tension requise, il monta trois piles en série ; puis, afin d’atteindre l’intensité suffisante, plusieurs assemblages de ce type en parallèle. Dès qu’il connecta le tout au bloc informatique, la petite lumière qui indiquait le niveau de la batterie et qui avait viré du vert au rouge, se mit à clignoter. Certes, il était probable que la remise à niveau prendrait plus de temps qu’avec le chargeur habituel, mais il y avait dans la bibliothèque largement de quoi désénerver son impatience.

 

A midi moins cinq il rejoignit la salle à manger. Séraphine n’y avait disposé qu’un unique couvert. Adélaïde s’étant absentée pour la journée, il déjeuna seul d'un fond de Mercurey, d’un plateau de cochonnailles et des premières cerises.

Si tout allait bien, il pourrait dès le lendemain rejoindre son siècle. Dans cette hypothèse, il ne lui restait donc que quelques heures pour profiter des charmes du XIXème. Il avait visité le salon des impressionnistes, suivi les frasques de la Belle Hélène et fait de la voile avec Jules Verne. Il ne lui restait plus qu’à entreprendre un vol en aérostat en compagnie d’Eugène Godard, cet intrépide précurseur, dont il venait de découvrir l’existence sur une des gazettes de l’atelier. Ce projet lui paraissant irréalisable à court terme, il choisit celui, plus sage de retourner flâner dans le Quartier Latin.

 

Pas plus que la veille, il n’y vit de « people », mais se fondit avec délice dans une population finalement assez semblable à celle qu’il fréquentait dans son siècle. A ceci près qu’elle n’était pas importunée par la circulation automobile. Bien que presque aussi bruyants, les fiacres et les calèches ne dégageaient pas de micro-particules toxiques et avaient tout de même une autre allure. Cependant qu’il sirotait son demi-panaché en profitant de l’ensoleillement d’une terrasse, il se demanda s’il était vraiment opportun de retourner au vingt-et-unième siècle. 

En 1874, un peu d'entregent lui  obtiendrait un entretien avec le doyen de la Faculté des Sciences. 

 

Impressionné par l’étendue de son savoir, ce dernier lui trouverait illico un poste d’enseignant-chercheur. Dans un tout autre secteur d’activité, Adélaïde pourrait aussi jouer de ses relations pour le faire embaucher dans une entreprise dont il grimperait tous les échelons à la vitesse grand V. La veuve au grand coeur lui garantissant un somptueux pied à terre à Paris, il investirait ses gains dans un petit manoir sur la Côte d’Emeraude. Il en convertirait les communs en galerie, afin d’y exposer les toiles impressionnistes achetées au prix du marché de l’époque.

 

Moins égoïstement, il permettrait à la Science de prendre de vertigineux raccourcis. Il moderniserait en priorité la production de l’électricité et permettrait l'émergence des technologies non polluantes. Sous son impulsion, avant la fin du siècle (le dix-neuvième), l’énergie solaire serait utilisée à l’échelle planétaire. 

Ainsi, avant qu’elles ne deviennent hégémoniques, il couperait l’herbe sous les pieds des énergies fossiles. 

 

 Ce faisant, il préviendrait le réchauffement climatique. Le vingt-et-unième siècle, épargné par les catastrophes inhérentes à ce phénomène, le reconnaîtrait officiellement comme Bienfaiteur de l’Humanité. 

 

 

Mais à titre posthume, car faute d’avoir trouvé un élixir lui permettant de battre le record de Mathusalem, il aurait depuis longtemps rejoint les « prairies éternelles. »

 

suite