Balade en mer

 

Il était dix huit heures, mais en cette saison le soleil était encore aussi haut qu’il l’était à midi aux approches de Noël. Poussé par le courant de la dernière heure de flux, barré de main de maître par un Jules Verne revêtu d’une épaisse vareuse en drap bleu, le Saint-Michel embouqua la Baie de Somme. 

 

Le flot, après avoir recouvert les bancs de sable, commençait à s’en prendre aux prés salés. Ne sachant plus où se poser, des nuées d’oiseaux marins sillonnaient en tous sens un ciel turquoise dans lequel apparaissaient les panaches de quelques cirrus aux franges rosissantes. Sur le plan d’eau, à peine hérissé par un léger clapotis, des fratries de canetons jaunes comme des jonquilles suivaient à la queue leu leu leurs mamans.

 

La chaloupe filait au bon plein, babord amure. (Ce qui veut dire plus simplement, mais plus longuement, que sa direction faisait un angle d’une soixantaine de degrés avec celle d’une brise qui lui venait de la gauche.) 

 

Isidore, qui passait le plus clair de son temps dans son labo de la Sorbonne ou dans la crypte qui servait de repaire au chronoscaphe, vivait un moment d’une extrême félicité. Alexandre Delong et un matelot qui avait rejoint le bord à l’instant du départ surveillaient le comportement des voiles. Il y en avait trois, deux voiles au tiers, la grand-voile et le tapecul (ou malet) et un foc établi sur un bout-dehors, auxquels, par temps calme, on ajoutait une voile de flèche hissée en tête du grand mat.

 

Pour être efficaces elles devaient être bien réglées, c’est à dire ni trop tendues, ni trop peu. Le calme de la Baie de Somme avait un prix : la brise y était volontiers capricieuse et les réglages devaient être changés fréquemment. 

 

« Parés à virer !  hurla soudain le pacifique Jules Verne

— Parés !  répondirent sur le même ton ses deux équipiers.

— Envoyez ! »

 

Le Saint Michel pivota de cent-vingt degrés sur la gauche. Simultanément, les régleurs avaient libéré les voiles. Après quelques instants de flottement, elles accompagnèrent la manoeuvre en changeant de bord. Dès que le bateau s’ébranla, les équipiers les réglèrent pour ce nouveau cap. Quelques minutes plus tard, Le Saint Michel avait repris sa vitesse initiale.

 

« Cette chaloupe de pêche est décidément plus manoeuvrante que bien des yachts, se félicita Jules Verne en forçant la voix.

— Encore faut-il s’y prendre dans les règles de l’art, et vous y excellez, fayota Isidore.

— La force de l’habitude, jubila le grand écrivain. Savez-vous que je puise dans ces sorties en mer la force que je souhaite donner à l’ouvrage que je suis en train de terminer ? »

 

Isidore, savait qu’il s’agissait de « Vingt mille lieues sous les mers », mais s’abstint prudemment d’en citer le titre non encore officiel en mai 1868.

 

« Ainsi vous allez offrir à vos lecteurs impatients de nouvelles aventures maritimes ?

 

— En effet. Mais celles-ci présenteront l’originalité de se situer non pas à la surface, mais dans les profondeurs des océans.

— Dans un sous-marin comme le Plongeur ? 

— Sur le principe oui. Mais, contrairement à ce bâtiment, il n’est pas conçu pour la guerre et fonctionne à l’électricité. Et surtout, il est conçu pour faire le tour du monde en totale autonomie.

— Ce qui pose tout de même le problème de la production d’électricité. 

— Comme tout à bord, la nourriture, les vêtements, la lumière, elle provient de l’océan. 

— Même l’air nécessaire à la vie de l’équipage ?

— C’est la seule concession au monde terrestre, mais il serait sot de s’en passer dès lors qu’il suffit de faire surface pour s’en procurer.

— J’imagine que tout cela implique un énorme travail de documentation.

— En effet, demain je dois justement me rendre à Amiens, où j’ai mon domicile principal, pour rencontrer quelques spécialistes susceptibles de m’apporter leurs lumières sur quelques points en suspens. »

 

Isidore, qui pensait poursuivre l’entretien le lendemain fut un peu désappointé. 

 

A présent qu’il était lancé, Jules Verne était intarissable. Inversant les rôles il entreprit d’interroger Isidore sur la façon dont il avait apprécié ses livres déjà édités. Sur ce point le jeune savant était incollable. Il devait faire seulement attention à ne pas évoquer un ouvrage non encore publié en mai 1868.

 

Avec « Cinq semaines en ballon », le « Voyage au centre de la terre » et « De la terre à la lune », Isidore avait du grain à moudre et ne désespérait pas d’être invité à dîner, voire même à dormir  à « La Solitude »

 

A vingt heures, l’Occident commença à se teinter de couleurs chaudes comme on n’en voit que sur les toiles des peintres romantiques et le Saint-Michel, profitant du reflux et de la brise portante, rejoignit à bonne allure le port de pêche du Crotoy. 

 

 

« Le capitaine Alexandre va se charger de l’amarrage. Je ne voudrais pas faire attendre trop longtemps ma chère Honorine. Bien entendu, vous êtes mon invité. Nous aurons ainsi tout loisir de prolonger notre entretien. »