Des vertus du Sancerre

 

« Je suis vraiment ravie que vous ayez accepté l’invitation de mon époux. Voulez-vous que l’on décommande votre table à l’hôtel ? 

— Le coche m’a déposé à votre porte et les évènements se sont succédés de telle façon que je n’ai pas pris le temps de réserver.

— Nous allons y remédier. Denise ? Pouvez-vous passer à l’Hôtel des Voyageurs afin d’y réserver une chambre ? Pendant votre absence, je m’occuperai du service. »

 

Isidore se confondit en remerciements. 

 

« Mon époux est friand de produits de la mer et au Crotoy nous en mangeons presque tous les jours. Avez-vous déjà goûté à la caudière ? 

— Je n’ai pas eu cette chance.

— C’est une soupe de poissons. Nourriture de base des pêcheurs, elle est considérée comme un « plat du pauvre ». Mais tout dépend des espèces qu’on y met et de la façon de l’accommoder. Pour ma part je n’y mets que des poissons nobles et je la relève par des épices orientales.

— C’est en quelque sorte la bouillabaise en version picarde, précisa Jules Verne. Il n’y a rien de tel pour se revigorer après une bonne sortie en mer.»

 

On ne pouvait que souscrire à l’assertion du grand écrivain. Isidore fit honneur à la caudière qui était délicieuse et se garda bien de refuser lorsque Madame Verne lui proposa d’en reprendre. 

 

«  Voulez-vous un peu de vin blanc. 

— Je suis désolé, mais dès que je touche à une boisson alcoolisée, aussi faiblement titrée soit-elle, je suis sujet à des malaises.» 

 

Isidore fabulait sans vergogne. Il n’était ni plus ni moins abstinent que ses collègues de la Sorbonne, mais il savait d’expérience que le bon vin le rendait volubile et qu’à partir de trois verres il devenait incontrôlable. Il ne fallait surtout pas qu’il oublie, ne fut-ce qu’un instant, qu’il dînait en 1868 !

 

« Avez-vous seulement goûté au vin de Sancerre ? Il est déjà mentionné par Grégoire de Tours comme le meilleur vin du Royaume et les médecins s’accordent à reconnaître sa parfaite innocuité. »

 

La situation était cornélienne. Refuser risquait d’indisposer son hôte. 

 

« Une fois n’est pas coutume. Je vais suivre l’avis des médecins. »

 

Jules Verne salua le trait d’esprit et emplit le verre en cristal du jeune savant. Attrapoire de Dyonisos ou simple facétie du destin, le Sancerre était le vin blanc préféré d’Isidore. Celui qu’il ne s’offrait qu’aux grandes occasions. Il y trempa les lèvres par courtoisie et se surprit à en absorber une lampée.

 

« Alors ? s’inquiéta l’écrivain.

— Grégoire de Tours avait raison. Ce vin blanc est une vraie merveille.

— Que vous disais-je ? Soyez sûr qu’il ne vous procurera que de la félicité. Le Sancerre est, entre autres vertus, reconnu pour être le meilleur ami de la sole meunière.»

 

Denise, qui était de retour, venait à point nommé de les servir. Les poissons étaient de bonne taille. Isidore dont la faim s’était apaisée, n’en conservait pas moins suffisamment d’appétit pour leur faire un sort. Après avoir dévoré la moitié de sa sole, Jules Verne, qui avait l’opportunité de savourer tous les jours les meilleurs poissons de la Manche et n’était à jeun que depuis le repas de midi, relança une conversation qui s’était interrompue pendant quelques minutes pour laisser place au seul chuintement des mâchoires.

 

« Savez-vous que je suis né dans une île ? Une île de la Loire, mais une île quand même. Et depuis j’en porte les stigmates. Je ne peux voir partir un navire, vaisseau de guerre, bâtiment de commerce ou simple chaloupe de pêche, sans que tout mon être ne s’embarque à son bord ! Je pense que j’étais fait pour être marin, et si cette carrière n’a pas été la mienne depuis mon enfance, je le regrette chaque jour ! 

— Si vous aviez réalisé votre rêve, des générations de lecteurs auraient été privés de ceux que leur suscite les aventures que vous prêtez à vos personnages. 

— En effet sourit Jules Verne. Avez-vous lu « Les enfants du Capitaine Grant » ?

— Je l’ai suivi en feuilleton dans le « Magasin d'éducation et de récréation », mais j’avoue ne pas avoir encore acquis l’ouvrage.

— Et pour cause, il ne paraîtra que dans un mois, se gaussa Jules Verne, que la balade en Baie, la caudière et le Sancerre avaient mis d’humeur joviale.

—  Et quand lirons-nous  « Vingt mille lieues sous les mers »?

— Dites-moi Isidore, auriez-vous le pouvoir de lire dans les pensées de vos interlocuteurs ? Je viens seulement de trouver ce titre qui me parait plus vendeur que le prosaïque « Voyage sous les eaux ».

— Je n’ai pas grand mérite. Sans doute l’avez-vous évoqué cette après midi sur le Saint-Michel. 

— Si c’est le cas, c’est par inadvertance car je ne m’en souviens pas. 

— Il s’agirait alors d’une simple coincidence. Dont vous me permettrez, j’espère, de m’ennorgueillir. »

 

Un ange passa cependant que Jules Verne examinait son hôte avec curiosité. Il se resservit en Sancerre après avoir remis à niveau les autres verres.

 

« Savez-vous, Isidore, que je m’intéresse aux facultés occultes de l’esprit. Aussi, le fait que vous connaissiez le titre de mon prochain ouvrage avant même mon éditeur, ne m’a nullement choqué. Ne suis-je pas moi-même un peu visionnaire ? Permettez-moi de faire un petit test. »

 

Le visage de Jules Verne était empreint de bienveillance. Isidore but une rasade de Sancerre et accepta de jouer le jeu.

 

« Je vous en prie.

— Comment s’appellera mon sous-marin ? »

 

Isidore réfléchit quelques secondes en contemplant les poutres apparentes qui donnaient beaucoup de cachet à la salle à manger de la Solitude.

 

« Le Nautilus ?

— Exact. Comment avez-vous fait ?

— C’est, je crois le nom d’un des premiers sous-marins. Comme en outre c’est celui d’un céphalopode, il m’a semblé qu’il avait tout pour vous plaire.

— Votre clairvoyance me confond. C’est bien le Nautilus, et pour les raisons que vous avez avancées. Irez-vous jusqu’à trouver le nom du capitaine ?

— Pour ma part j’y vois moins un marin qu’un savant. Mais aussi un défenseur des peuples opprimés. En première analyse j’aurais proposé Personne, ou Nobody, mais je pense que leur  traduction latine est plus pertinente. Je parie donc pour Nemo. 

— Exact. Votre analyse est juste mais une telle clairvoyance ne peut être le simple fait du hasard. On continue ? Quelle est la nationalité du capitaine Nemo ?

— Le caractère un peu fou de son entreprise laisse à penser qu’il pourrait être britannique. Mais son esprit révolutionnaire plaide pour qu’il soit issu d’un peuple opprimé, comme la Pologne par la Russie ou l’Inde par le Royaume Uni. Je parie pour la seconde solution.

 

— Vous êtes tout simplement prodigieux. »