Le lendemain du premier jour

 

Par trois cent brasses de fond, Isidore dînait à la table du Capitaine Nemo en compagnie du Professeur Aronnax. Le commandant du Nautilus ressemblait étonnamment à Jules Verne. Dans les assiettes s’offrait un plat composé d’algues de diverses couleurs et de boulettes irisées d’origine incertaine. Pour ne pas désobliger son hôte, l’universitaire parisien s’apprêtait à y goûter lorsque retentirent dans le sous-marin les échos d’une querelle de mouettes. Le vacarme s’intensifia jusqu’à tirer notre ami du profond sommeil dans lequel l’avaient plongé les péripéties de la veille. 

 

Il quitta la salle à manger du Nautilus pour une chambre tapissée de toile de Jouy. Deux goélands en avaient choisi le balcon pour y régler bruyamment leur différend. Isidore qui avait négligé de fermer les volets la veille au soir, fut un instant ébloui par la lumière du jour. Sa montre indiquait huit heures cinquante. 

 

Au saut du lit, il s’étira, fit un brin de toilette et quelques mouvements de gymnastique, puis descendit prendre les nouvelles et son petit déjeuner.

 

Une ravissante serveuse, l’invita à prendre place auprès de la fenêtre. On y avait une vue imprenable sur le port.

 

« Thé, café, chocolat ?

— Un thé s’il vous plait. »

 

La jeune femme revint avec une théière fumante et une corbeille de croissants ruisselants de beurre. Isidore constata sans déplaisir qu’elle ne portait pas d’alliance.

 

« Merci Mademoiselle. Vos croissants me mettent l’eau à la bouche.

— Ils viennent de la meilleure patisserie du Crotoy. Je vous souhaite un bon appétit. »

 

Isidore repensa au dîner de la veille au soir. Stimulé par le Sancerre et la subtilité de Jules Verne, il avait frôlé la ligne jaune à plusieurs reprises.  Un temps, il avait même pensé à tout avouer. 

Mais c’était jouer à la roulette russe. L’écrivain aurait aussi bien pu s’enthousiasmer à l’idée de rencontrer un visiteur venu du vingt-et-unième siècle que penser que son hôte était un fieffé mythomane. 

 

Pour se sortir du mauvais pas où il s’était engagé, l’universitaire donna quelques réponses fausses aux questions de Jules Verne et relança la conversation sur le thème du voyage vers la Lune. 

 

Dans son livre dédié paru trois ans plus tôt, on utilisait un gigantesque canon pour lancer vers l’astre de la nuit le projectile où avaient pris place les trois astronautes.

 

« Vos lecteurs s’inquiètent d’être sans nouvelles du Professeur Barbicane et ses deux héroïques compagnons. Leur projectile tournera-t-il autour de la lune jusqu’à la fin des temps ou comme le laisse entendre le brave J.-T. Maston, trouveront-il le moyen de rejoindre la Terre ? 

— Je m’attendais à cette question et je me demande si votre voyage au Crotoy n’avait pour seul but que de me la poser, s’amusa Jules Verne. Bien que Nantais d’origine et Picard d’adoption, pour l’instant je n’ai à vous offrir qu’une réponse de Normand. »

 

Ce trait d’esprit fut salué par des rires sonores. Le jeune chercheur, qui avair refusé un troisième verre de Sancerre, posa encore quelques questions anodines sur « Cinq semaines en ballon ». La conversation s’alanguissant et l’écrivain devant se lever aux aurores pour achever un travail en cours, Isidore, à grand renfort de remerciements, prit congé aux environs de onze heures et s’endormit à peine couché. 

 

« Vous gardez la chambre ? demanda la serveuse lorsqu’il se leva pour sortir se dégourdir les jambes.

— Je ne sais pas encore. Je vous le dirai ce midi au moment du déjeuner.

— Entendu Monsieur. Bonne promenade. »

 

Vingt quatre heures après son transfert en chronoscaphe, Isidore avait atteint son objectif, et de quelle manière ! Cette célérité des évènements le mettait devant un dilemme. Allait-il entreprendre au plus tôt son retour vers le vingt-et-unième siècle ou rester faire un peu de tourisme en ce joli mai de l’an 1868 ?

 

Cette seconde hypothèse comportait elle-même deux possibilités : rentrer à Paris afin d’y visiter les expositions et d’aller aux spectacle ou profiter un peu des charmes du Crotoy. 

 

L’eau étant encore bien trop fraîche pour la baignade, ces charmes se résumaient finalement à ceux de la serveuse de l’Hôtel des Voyageurs. Ce grand sentimental d’Isidore y aurait bien succombé. Mais quel avenir pouvait avoir une relation entre deux êtres nés à un siècle et demi de distance ?

 

Quand il revint de sa marche apéritive en bord de mer sa décision était prise : il prendrait le prochain train pour Paris. Il y avait un départ de Noyelles-sur-mer à 14 heures 30, le coche passait une demi-heure plus tôt devant l’hôtel, ce qui lui donnait le temps de faire honneur aux crevettes grises et à la lotte à l’américaine qui figuraient au menu.

 

Sa première journée ayant été fertile en évènements exceptionnels et en émotions de toutes sortes, Isidore prit le coche puis le tortillard comme s’il s’agissait de gestes quotidiens. Il alla même jusqu’à trouver ce dernier un peu trop bruyant. A la gare du Nord il héla un fiacre et le pria de le conduire jusqu’à l’église qui lui servait de relai spatio-temporel.

 

Isidore disposait d’un viatique largement suffisant pour prolonger son séjour dans un grand hôtel parisien et profiter d’une semaine de vacances dans la capitale. Mais dans l’omnibus, cependant qu’il rêvassait devant un paysage aussi superbe que la veille, un étrange sentiment avait fait surface : l’incertitude. Nonobstant le succès de ses expériences sur les animaux de laboratoire, son retour au vingt-et-unième siècle gardait une forte part d’aléatoire. N’allait-il pas rater sa cible et revenir à une époque légèrement antérieure où il se retrouverait face à face avec un Isidore qui n’en était encore qu’à tracer des plans sur la comète ?

 

Il n’y avait qu’une façon de mettre un terme à cette anxiété naissante : s’installer dans le chronoscaphe et, après les vérifications d’usage, appuyer sur le bouton qui déclencherait le retour.

 

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