La belle Hélène

 

C'est dans la tempête que l'on reconnait les grands capitaines. Sain et sauf, bon pied, bon oeil, Isidore s’estima seulement victime d’un fâcheux contretemps. Un examen minutieux du système informatique de son chronoscaphe lui permettrait à coup sûr de détecter l’erreur qui lui valait cet atterrissage prématuré.

 

A la différence des animaux de laboratoire qui avaient inauguré son invention et dont les expéditions dans le passé s’étaient déroulées sans encombre, Isidore était sorti du chronoscaphe et, pour préserver le niveau des batteries, les avaient débranchées pendant ses prérégrinations. Il y avait donc eu rupture dans le processus. C’était dans cette direction qu’il convenait de chercher. 

 

Lors de la fabrication de son véhicule spatio-temporel, il avait transformé la crypte en atelier. Il y disposait  d’une panoplie d’outils mécaniques et informatiques à la mesure de son projet. A l’instant de pénètrer dans la crypte, un doute affreux surgit en son esprit. 

Doute qui devait se confirmer quelques secondes plus tard. L’atelier n’avait pas suivi le chronoscaphe dans son équipée. 

 

Il était resté benoîtement dans son époque. En guise d’outils, Isidore ne disposait donc, ce 7 juin 1874, que d’un modeste vade-mecum comparable aux trousses de pharmacie qu’emportent les voyageurs hypocondriaques.

 

Il lui permit tout de même de constater que, bien qu’il les ait débranchées du véhicule, le niveau des batteries s’était abaissé pendant son absence. 

Les ennuis volant en escadrille, à l’issue de ses tests, ce sont celles des appareils de contrôle, qui avaient les dimensions d’un smartphone, dont la charge atteignit la côte d’alerte. Il fallait impérativement qu’il trouve une source d’électricité pour les recharger. 

 

Il était un peu tard pour y procéder. Le plus urgent était de trouver un gîte. Après quelques visites dissuasives, il trouva son bonheur dans un hôtel sans restaurant fort bien tenu, « Le Duc de Framboisie ». Comme il était sans bagage, le réceptioniste lui demanda de règler la première nuit. 

Il y consulta quelques brochures consacrées aux divertissements en cours. 

 

A sa grande satisfaction, le Théâtre des Variétés reprenait « La Belle Hélène », le célèbrissime Opéra-bouffe d’Offenbach. Cette opportunité lui fit oublier la précarité de sa situation. Il s’engagea d’un pas guilleret dans la direction indiquée par le réceptioniste et se surprit à fredonner en boucle :

 

« Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu

À faire ainsi cascader, cascader la vertu ? »

 

Il n’en héla pas moins le premier fiacre rencontré. En principe la représentation se faisait à guichets fermés, mais il en restait tout de même un d’ouvert en cas de défections de dernière minute. Il put donc s’offrir une place à l’orchestre.

 

Le lecteur se souvient peut-être de l’incipit de ce modeste récit : « Les fées s’étaient penchées sur le berceau d’Isodore Mévout. ». Une fois de plus elles avaient manifesté leur bienveillance en asseyant le jeune sorbonnard, égaré dans le Paris de 1874, aux côtés d’une ravissante quadragénaire dont la solitude et la vêture trahissaient un récent veuvage. 

 

Il ne pouvait rêver meilleur voisinage pour assister aux marivaudages de la Reine de Sparte. Sa jubilation était telle qu’il se félicita du bug survenu dans le système informatique de son chronoscaphe.

 

Le réceptioniste du « Duc de Framboisie » avait eu le nez creux en exigeant que la première nuit fut réglée d’avance. 

 

 

Citoyen du vingtième arrondissement et familier du quartier latin, Isidore n’avait jamais dormi dans les beaux quartiers. Un enchaînement de circonstances peu commun lui en donnait cette nuit l’opportunité. Mais il n’en profita que fort peu. La veuve, émoustillée par les frasques de la Belle Hélène, ne lui laissa aucun répit jusqu’au point du jour.

 

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