Les impressionnistes

 

« Bonjour Isidore. Avez-vous bien dormi ?

— Bonjour Adélaïde. Et vous même ?

— Comme un bébé ! Je suis réveillée depuis une demi heure et j’ai pris le temps de faire ma toilette et de me me vêtir. Je descends m’occuper du petit déjeuner. A tout à l’heure.

— A tout à l’heure. »

 

La veille au soir, dans la pénombre, Isidore n’avait eut qu’un aperçu du luxe de la chambre. Au grand jour, il put en apprécier la débauche tout à fait dans le goût décadent du Second Empire. La salle de bains était à l’unisson. 

 

Dans la salle à manger, elle aussi dans le style ostentatoire en faveur sous Napoléon III, Adélaïde se versait une tasse de thé devant un assortiment de mets digne du plus raffiné des buffets d’entreprise.

 

« Il est onze heures passées. Que diriez-vous d’un petit déjeuner à l’anglaise ?

— Que du bien.

— Thé ou café ?

—Thé.

— En ce cas je vais vous faire découvrir l’Earl Grey qui fait fureur en Angleterre et que je fais venir de Londres. »

 

Isidore la remercia comme il convenait et s’abstint de lui préciser que lui-même en buvait tous les matins et que le week-end, il brunchait. 

« Et que fait Isidore Mévout lorsqu’il ne fréquente pas le Théâtre des Variétés ? s’enquit la jolie veuve en trempant une mouillette dans son oeuf à la coque.

— Il cherche.

— L’âme-soeur ?

— Pas précisément. Je suis ingénieur et j’ai quitté la production pour me consacrer à la recherche scientifique.

— Feu mon époux était aussi ingénieur avant de devenir homme d’affaires. 

— Et vous-même Adélaïde ?

— Avant mon mariage, j’étais danseuse de French-Cancan ; depuis mon veuvage, je suis actionnaire dans les affaires que m’a léguées mon mari.

— Y en a-t-il une où l’on s’intéresse à l’électricité ?

— Certainement. C’est votre domaine ?

— En effet. C’est un secteur de la Science très prometteur. On n’en soupçonne pas encore l’exceptionnel essor et l’étonnante diversité de ses applications. Avant la fin de ce siècle, soyez sûre que tous les immeubles parisiens seront éclairés à l’électricité et que le gaz des réverbères sera remplacé par cette nouvelle énergie.

— Seriez-vous aussi prophète, Monsieur l’Ingénieur ? 

— Un peu.

— Je n’ai que peu d’appétit pour la Science qui me semble un peu rébarbative. Vous intéressez-vous à la peinture ?

— J’avoue n’être pas trés calé dans ce domaine, mais je ne demande qu’à apprendre.

— En ce cas, cet après-midi, je vous invite à m’accompagner au « Salon des Refusés » qui se tient depuis fin avril chez Nadar.

— Rien ne pourrait me faire plus plaisir.

— De voir les peintures ou de m’accompagner ?

— Franchement ?

— Franchement.

— Les deux me ravissent. Avec tout de même un petit plus pour la seconde hypothèse.

— Dites-moi Isidore, n’êtes-vous pas en train de me courtiser ?

— Adélaïde, on ne peut rien vous cacher. 

— Confidences pour confidences, cette hypothèse, comme vous dites, ne m’est pas désagréable. »

 

Depuis le 15 avril, une trentaine de peintres exposaient leurs oeuvres dans l'atelier du photographe Nadar, au 35, boulevard des Capucines. Pissaro, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Berthe Morisot… Nombre de ces peintres d'avant-garde avaient déjà participé onze ans plus tôt au premier «Salon des Refusés». Ils se singularisaient par une nouvelle technique picturale qui donnait la primeur aux effets de lumière et qu’un critique, croyant les ridiculiser, avait qualifier d’impressionnisme.

 

Adélaïde, qui avait déjà vu l’exposition, était littéralement emballée par cette nouvelle façon de peindre qui tranchait à la fois avec le réalisme et le classicisme. 

 

« Ces artistes sont impressionnistes en ce sens qu'ils rendent non le paysage, mais la sensation produite par le paysage. Monet a d’ailleurs intitulé un des siens : Impression au Soleil levant . »

Isidore qui avait déjà vu beaucoup de ces oeuvres, ou du moins d’équivalentes, au Musée d’Orsay ou tout simplement sur Internet, feignit la surprise. Mais ne feignit pas l’enchantement. Il avait conscience de participer à un évènement de l’Histoire des Arts et son émotion était perceptible. Il regrettait seulement de ne pas pouvoir rencontrer un seul exposant.

 

Persuadée de faire découvrir la peinture d'avant-garde à un ingénieur, charmant certes, mais un peu fruste, Adélaïde, qui l’observait du coin de l’oeil était aux anges. 

 

« Isidore, soyez franc, quelle impression vous à fait cette exposition impressionniste ? s’enquit à la sortie celle qui se prenait déjà pour une Pygmalionne.

— Adélaïde, le béotien que je suis ne trouve pas les mots pour exprimer son émotion. Mais s’il n’était pas un chercheur désargenté, il achèterait à coup sûr nombre de ces peintures, ou si elles sont déjà vendues, ce qui est probable, il passerait commande.

— A ce point ?

— Ce matin, pour me taquiner, vous me disiez un peu prophète. Ce n’est pas tout à fait faux. 

Je suis persuadé que dans quelques décennies, ces toiles s’arracheront à prix d’or. »

 

 

La veuve joyeuse allait de surprise en surprise. Le ton résolu de cette « prophétie » la persuada qu’elle avait découvert une pépite et qu’il convenait de tout mettre en oeuvre pour la conserver.

 

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