Céna chez Titus

 

A l’instar des riads de Marrakech, la Domus de Titus n’offrait au regard des passants que de hautes parois sans fenêtre. Mais dès qu’on en franchissait le seuil, tout n’était qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté, comme disait Baudelaire à propos d’un pays qui ressemblait à l’élue de son coeur. Les visiteurs étaient accueillis dans un atrium tel qu'on peut en voir sur les images de Google. Un jet d’eau y glougloutait dans l’impluvium et ses parois étaient couvertes de marbre blanc.

 

« Il vient de Carrare où j’ai une carrière, précisa Titus avec la même simplicité que s’il s’était agi d’une cabine de plage à Saint-Luc sur mer. Suis-moi, je vais te montrer ton cubiculum. »

 

La chambre était simplement meublée d’un lit, d’un coffre, d’une table et d’un siège. Mais ses murs se singularisaient par la richesse de ses mosaïques. Isidore exprima chaleureusement sa gratitude et son admiration.

 

« Je te vois sans bagage. Sans doute l’as-tu laissé en sûreté quelque part. Souhaites-tu le récupérer avant la céna ?

— En effet, j’en aurai pour un quart d’heure tout au plus. »

 

Isidore se pressa vers la grotte où il avait laissé la sacoche fabriquée sur le modèle de celles que portaient en bandoulière les légionnaires de César. Il y avait rangé sa brosse à dent, son or, sa tablette, le chargeur d’icelle, un savon d’Alep, une tunique et du linge de rechange. 

 

Titus lui confia la clef d’un petit coffre scellé dans la muraille afin qu’il puisse y loger ses objets de valeur. 

Isidore remercia chaudement, car non seulement il pouvait y mettre son pécule, mais aussi sa tablette et le chargeur y afférent. Avant de la ranger, il visionna la péroraison de Mercurochrum. L’opto centuriae ressemblait vraiment au José de « Scènes de ménages ». Au point que la vidéo pourrait être postée sur You Tube sans attirer quelque suspiscion que ce soit. D’ailleurs, quel internaute aurait pu imaginer les conditions du tournage ?

 

Le dîner, que son nouvel ami Titus appelait la Céna — comme Léonard de Vinci un de ses tableaux représentant le dernier repas du Christ — avait de quoi satisfaire les plus pointilleux des bobos de Paris-sur-Seine. Une dizaine de fruits ou légumes constituaient une bonne partie des amuse-gueules, du plat principal et des desserts. Ils étaient, comme il se doit, cent pour cent bio. 

 

« Ils viennent d’une petite ferme que j’ai en Campanie, précisa Titus. »

 

Suivant les préceptes crétois, les protéines se présentaient sous les espèces de la baudroie et de l’anchois (ce dernier apportant en prime les précieux oméga III). Isidore s’abstint de demander s’ils provenaient d’une pêcherie appartenant aussi à son hôte. En revanche, icelui crut bon de signaler que le vin, qui sans être exceptionnel avait de la cuisse et des arômes fruits rouges, provenait de sa vigne. 

 

Isidore, qui faisait partie de la tribu citée un peu plus haut, n’essayait même pas de dissimuler sa jubilation.

 

Les convives ne dinaient pas couchés comme dans les péplums, mais attablés comme la plupart des gens civilisés (dont le Christ et les apôtres sur le tableau de Léonard de Vinci). Fausta, l’épouse de Titus, ressemblait à Monica Belucci. 

Le couple avait une grande fille et deux garçons un peu plus jeunes. L’une et les autres étaient sages comme des images. Dans l’antiquité romaine il ne faisait pas bon déplaire au pater familias qui détenait un pouvoir absolu sur ses enfants, sa femme, et ses esclaves. Mais Titus, en phallocrate bienveillant, n’en usait qu’avec modération et déléguait tout ce qui concernait la gestion du Domus à la sublime Fausta.

 

Après avoir fait un sort à ses queues de baudroie ensaucées de garum, le chef de famille fit les frais de la conversation en retraçant son parcours. Isidore était tout ouïe et relançait le soliloque lorsque son débit menaçait de décroitre. Ce qui ne se produisit qu’une fois ou deux.

 

Il apprit ainsi que le légionnaire Titus avait servi en Gaule, en Espagne et en Grèce. Après avoir usé du glaive et du pilum et senti ce qu’on appellerait plus tard « l’odeur de la poudre », il avait très vite intégré le corps des architectes qui fournissaient l’artillerie en balistes, en onagres, en trébuchets et en mangonneaux. Au contact de ses hommes de l'art, il avait appris la construction, le génie civil, le génie des matériaux et la planification urbaine. 

 

Il sut raconter avec esprit quelques anecdotes où il avait fait montre d’un talent nettement supérieur à la moyenne. Talent qui lui avait valu de percevoir à sa démobilisation un joli pécule et une cinquantaine d’esclaves. Cette juste rémunération lui avait permis de démarrer son affaire.

 

« Isidore, sais-tu que, sur un chantier d'aqueduc, j’étais l’assistant de Vitruve ? »

 

Le lecteur se rappelle peut-être ce dessin de Léonard de Vinci représentant un personnage aux proportions idéales.

Icelui semble repousser les limites du cercle ou l’artiste l’a enclavé. On le connait sous le nom d’Homme de Vitruve. Contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, Vitruve n’était pas une ville, mais un architecte de l’Antiquité. Ce fameux architecte qui professait à qui voulait l’entendre : « Pour qu’un bâtiment soit beau, il doit posséder une symétrie et des proportions parfaites comme celles qu’on trouve dans la nature. »

 

« J’ai suivi scrupuleusement ses précieux conseils et je lui dois ma réussite professionnelle, souligna Titus.

— Que devient-il ?

— Il continue à exercer son art sur les grands travaux de l’Etat. Simultanément, il parait qu’il prépare une encyclopédie sur les différentes techniques de notre temps.  

— Je serais très honoré s’il pouvait m’accorder un entretien.  

— Tu veux lui parler de ton projet de moulin à vent ? s’amusa le Romain 

— Entre autres, souria Isidore d’un air entendu. 

 

— Dès que j’aurai l’occasion de le rencontrer, je lui en toucherai deux mots. »

 

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