Suzine Vila

 

Un ange passa vers la fin du dessert. Titus, sans prévenir, venait d’interrompre le récit de ses exploits. Isidore, qui pensait à autre chose, n’eut pas le reflexe de le relancer. Fausta saisit l’occasion de soulever un problème d’ordre domestique.

 

« Titus. Depuis le décès de Sorbonnix, les enfants sont sans précepteur. Il nous faut lui trouver au plus vite un remplaçant. J’en ai parlé autour de moi. Toutes les matrones font le même constat : rien n’est plus difficile que de trouver un bon pédagogue à notre époque.

— N’as-tu pas contacté le marché aux esclaves ?

— J’y suis allée. Mais on y trouve que des illettrés. 

— C’est ce que confirment en effet les gens de mon entourage. »

 

Isidore, ouvrit un oeil intéressé.

 

« J’ai peut-être une solution à votre problème. Ce matin, je me suis rendu dans une taverne afin d’y rencontrer un centurion dont on m’avait dit qu’il pouvait me mettre en relation avec des personnes susceptibles de faciliter mon intégration. Bref. Il n’y était pas. Dans la taverne je n’ai vu que deux esclaves occupés au nettoiement des lieux. Celui qui paraissait le moins idiot m’a renseigné. Son élégance de ton et sa richesse d’expression m’ont surpris. Je le lui ai fait savoir. Il m’a dit alors qu’il était pédagogue à Lugdunum avant de rejoindre l’insurrection et d’être capturé par la légion de César. Une telle hérésie dans l’utilisation des ressources humaines m’a surpris.

— Et comment s’appelle cette Taverne ?

— Le Nigrum Cattus. 

 

— Je connais. Elle est surtout fréquentée par des militaires qui en pincent pour la Patronne, la fameuse Suzine Vila.

— C’est une traînée, intervint Fausta.

— Elle était en ménage avec l’ancien propriétaire de la taverne. Un vétéran couvert de médailles qui n’a jamais dépassé le grade d’opto centurae. Il l’a affranchie et en a fait son héritière. A son décés elle a pris en main la destinée du Nigrum Cattus.

— Où elle semble utiliser ses esclaves à contre-emploi.

— Si elle sait fort bien compter, je ne suis pas sûr qu’elle sache lire. Quoi qu’il en soit, c’est une piste à creuser. 

— Il ne faut pas compter sur moi pour parler à cette Suzine Vila, décréta Fausta. »

 

Suzine Vila, qui ressemblait à Audrey Fleuriot, était la fille de Pancho, un gladiateur qui emporta les foules et de nombreuses victoires avant de succomber sous le trident d’un rétiaire. Originaire d’Empurion, dans l’actuelle Catalogne, il avait été réduit en esclavage pour avoir un peu trop souvent molesté des légionnaires en goguette. Son premier acheteur sut mettre à profit ses aptitudes pugilistiques et, lorsque sa cote atteint son acmé, il le revendit à prix d’or.

 

Au décès de sa maman, une technicienne de surface qui exerçait son art à l’amphithéâtre, Suzine était destinée à prendre sa suite. Hélas, pour son propriétaire, elle n’était que très moyennement motivée. Comme elle avait en outre hérité du caractère bien trempé de son papa, plutôt que flageller jusqu’à ce que mort s’en suive une aussi belle enfant,  son propriétaire vendit l’orpheline à un proxénète. 

 

Ce fut sa chance. Sa détresse et ses jeunes appas firent fondre un vétéran couvert de médailles qui venait d’acquérir le Nigrum Cattus. 

 

Le brave avait massacré des centaines de Germains, de Gaulois et d’Helvètes, mais sous son plastron battait un coeur de tourtereau. Il racheta la gamine le double du prix qu’elle avait côuté à son souteneur. Les dieux bénirent cette grandeur d’âme : outre les satisfactions du déduit, la pétulante Suzine lui apporta la nombreuse et dépensière clientèle de ses anciens compagnons d’armes.

 

Fausta répugnant à prendre bouche avec la tenancière de ce qu’elle considérait comme un lieu de perdition, Isidore saisit l’occasion de se rendre utile.

 

« Je puis aller demain matin en éclaireur, afin de tester plus avant le niveau d’instruction de ce pédagogue et son éventuelle motivation pour un poste de précepteur.

— Excellente idée. Tu me tiens au courant. Si cet esclave te parait correspondre au profil, je ferai une offre de rachat à sa propriétaire. »

 

Le jour d'après, Isidore se rendit incontinent au Nigrum Cattus. L'esclave, qui s’appellait Acmos, suspendit un instant sa tâche pour se prêter à l’entretien. Il sut s’y montrer des plus persuasifs.

 

 

« As-tu pu te faire une opinion sur le pédagogue qui se languit au  Nigrum Cattus ? s’enquit Titus, lorqu’en fin de matinée Isidore revint à la Domus.

— Oui. Et elle est très favorable. Bien que gaulois, il est féru de culture grecque et romaine. Il ne rêve, bien entendu, que d’échapper à sa condition actuelle et de reprendre son ancien métier.

— Parfait, je vais faire une offre à sa propriétaire. »

 

 

Suzine achetait ses esclaves sur un coup de coeur, en fonction de leur robustesse et d’autres critères indéfinissables. Acmos lui donnait entière satisfaction. Mais, dès lors qu’on lui en proposait le double du prix du marché, elle ne vit aucun inconvénient à s’en séparer pour s’en offrir deux identiques. Elle avait justement repéré quelques somptueux Numides, nouvellement mis à l’encan par le capitaine d’un vaisseau en provenance de Carthage.

 

Le soir même, le pédagogue rejoignit le dormitorum des esclaves de Titus.

 

Sa parfaite éducation fit immédiatement oublier à Fausta ses réticences. Elle se félicita auprès de ses amies d’avoir soustrait un homme aussi cultivé à la mauvaise influence de la Suzine Vila. Les enfants adorèrent les méthodes d’Acmos et il fut très vite admis aux repas de la famille.

 

 

« Isidore, je remercie Jupiter de m’avoir fait croiser ta route. En deux jours, tu m’as fait découvrir une prise étonnante (que je compte bien expérimenter sur d’autres lutteurs) et un précepteur bien sous tous rapports. Si tes études sur le moulin à vent tournaient court, je me ferais un plaisir de jouer de mes relations pour te trouver un emploi à la mesure de tes talents. »

 

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