Des états d’âme d'Isidore et de son coup de tête.

 

Afin de prévenir tout « effet papillon », que son passage dans l’Antiquité Romaine pourrait avoir sur la bonne marche de l’Histoire, Isidore envisagea de réactiver le chronoscaphe et de débarquer à Rome quelques heures avant sa précédente arrivée. Il n’y resterait que quelques instants, le temps de marquer le coup, en s’abstenant de toute initiative, puis repartirait vers de nouvelles aventures. En bonne logique, cette seconde visite effacerait la première. Ainsi, ni Titus ni Vitruve n’auraient entendu parler de moulins à vent, Acmos resterait au service de Suzine et tout rentrerait dans l’ordre.

 

Mais était-ce vraiment une bonne idée ? Isidore se rappelait un gag de Mister Bean qui l’avait bien fait rire. En voulant effacer une petite tache sur le canapé blanc de ses hôtes, le roi des patachons l’avait irrémédiablement barbouillé. Cette évocation chassa ses papillons gris et lui fit voir la situation sous un angle différent. 

 

En supposant qu’un marivaudage entre l’esclave Acmos et une patricienne se traduisit par un heureux évènement — ce qui restait tout de même dans le domaine de l’hypothèse — rien n’indiquait que l’enfant illégimime engendrerait une lignée maudite. Tout au contraire, fondée sur la transgression d’un ignoble tabou, celle-ci ne pouvait être que porteuse d’espérance. 

 

Deux millénaires plus tard, plutôt qu’assassiner Gustave Eiffel, son ou sa rejeton.e de l’époque pouvait inventer un vaccin contre la sottise. A son retour, Isidore aurait la divine surprise de retrouver une Humanité qui, délaissant ses turpitudes et son goût de la castagne, serait devenue une gigantesque Abbaye de Thélème.

 

Il prit donc, en conscience, la sage décision de laisser les choses en l’état.

 

Fatigué par sa pérégrination, le brouhaha de la foule et un semblant de canicule qui s’était installé prématurément sur la péninsule italique, il revint au Domus pour profiter de la fraîcheur de l’atrium. Une petite esclave à genoux en récurait le sol. Elle n’avait pas dix ans.

 

Il y en avait plusieurs au domicile et ne coûtaient rien. Même pas le prix de leur médiocre nourriture. Ils ne consommaient en effet que les produits de la ferme appartenant aux propriétaires du Domus. Ferme où s’affairaient tout aussi gratuitement d’autres esclaves. Si on y ajoutait les ouvriers de l’entreprise, la famille en possédait plus de trois cents. A raison de deux mille sesterces en moyenne par tête, le capital représenté par son cheptel humain dépassait les six cent mille sesterces.

 

Titus et Fausta profitaient en toute candeur de ce monstrueux système. Sans une once de méchanceté. De ce qu’avait pu observer Isidore, leurs gens de maisons étaient plutôt bien traités. Ses hôtes étaient ce qu’il est convenu d’appeler des braves gens. Dotés d’une bonne conscience en airain.

 

Par déférence, notre ami n’avait jamais abordé le sujet. Mais, tôt ou tard, il était inéluctable qu’il y vint. La sagesse commandait de donner son congé dans les meilleurs délais, après avoir acquitté le coût de sa demi-pension et inventé un prétexte pour justifier son départ. 

 

Et pourquoi pas tout de suite ?

 

Fausta venait justement de rentrer et prenait le frais dans l’atrium. 

 

« Ave Fausta. Je dois me rendre inopinément en Egypte où l’on m’a signalé les travaux d’un chercheur sur l’utilisation de la force du vent. Demain à l’aube, un bateau appareille d’Ostie en direction d’Alexandrie. J’ai l’intention de profiter de cette occasion. Il y a au moins six heures de marche jusqu’au port. Je vais partir tout de suite afin de réduire autant que possible le trajet de nuit. Vous voudrez bien me dire ce que je vous dois pour la demi-pension et transmettre mes excuses à Titus. A mon retour, je ne manquerai pas de venir le saluer. »

 

Comme disait Goebbels, ministre de l'Information et de la Propagande sous le IIIe Reich : « Plus le mensonge est gros, mieux il passe ».

 

Vingt minutes plus tard, dans la grotte attenante au souterrain datant des Etrusques, Isidore actionna la manivelle de sa dynamo pour remettre la batterie de son système informatique à niveau. Il lui fallut mouliner plus longtemps que prévu, mais bientôt la diode passa au vert. Il retint sa respiration et appuya sur la touche retour.

 

A la sortie du souterrain, un concert de klaxons le mit d’humeur guillerette. Il héla un taxi en maraude et rejoignit son hôtel au bord du Tibre. Le réceptionniste ne s’étonna pas qu’il reprenne la chambre qu’il avait réglée en début de matinée.

 

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