Du mouvement du 22 mars et de l’intérêt de connaitre Vitruve.

 

 

 

Ses précédents voyages l’avaient accoutumé au noir absolu. Sans la protection de la coque du chronoscaphe, Isidore subissait en outre un vent glacé qui lui sifflait dans les oreilles. Mais son anxiété ne dura que deux ou trois minutes. La bise s’estompa et la lumière fut. 

 

Dans ce secteur peu fréquenté des Buttes-Chaumont, les feuillus, dont les plus tardifs venaient tout juste de débourrer, offraient leur ombrage tout neuf à des massifs de rhododendrons en fleur. Le bleu des jacinthes et des iris avait pris le relais du jaune des jonquilles. Une grive musicienne s’égosillait sur un sorbier à trois mètres au dessus de l’intrépide chrononaute. Des escadrilles d’hirondelles et de martinets rivalisaient de virtuosité dans un azur de carte postale. On était au coeur du printemps. Isidore n’avait pas bougé d’un centimètre. 

 

Il quitta le parc pour se retrouver dans un film de Lautner. La rue était calme. Les Deuches, les DS et les dauphines avaient remplacé les Honda Civic, les Audi 4 et les Toyota Yaris. Cent mètres plus loin, il entra au « Coq hardi » pour prendre la température et siroter un express.

 

Dans un coin, au dessus du bar, une télé en noir et blanc à l’écran presque ovoïde, diffusait les images du jour. On y voyait une horde d’étudiants en colère brandir des pancartes et scander en coeur : « Halte à la répression ».

 

« Qu’est-ce qu’ils veulent exactement ces petits cons ? 

— Des dortoirs mixtes.

— Et c’est pour ça qu’ils font chier le monde ?

— C’est le « Mouvement du 22 mars » qui continue.

— ???

— Me dis pas que tu n’as jamais entendu parler de Cohn-Bendit.

— Le rouquin qui ouvre sa grande gueule à la télé ? Je ne savais pas que c’était pour avoir des dortoirs mixtes dans les universités. D’une certaine manière, ils ne sont pas si cons que ça les petits bourges.

— Sacré Marcel, tu ne changeras jamais. »

 

Isidore, qui prêtait l’oreille, jubilait derrière son journal. Pour justifier son sac à dos il avait été contraint de se déguiser en routard. Vêtu d’un jeans et d’une veste de treillis vert-olive, qui avait dû faire l’Afghanistan sur le dos d’un GI, il ne ressemblait pas au parigot lambda. Mais, à l’instar de ces beatniks qui squattaient, à l’acmé des trois glorieuses, les trottoirs de la rue de la Huchette ou les marches du Sacré-Coeur, il s’intégrait dans le paysage des sixties. S’il s’était vêtu en clerc de notaire, affligé du même paquetage, il eut irrémédiablement attiré l’attention. Ce qu’il voulait éviter à tout prix.

 

Le journal annonçait une probable manifestation dans la cour de la Sorbonne. Daniel Cohn-Bendit devant y paraître devant un conseil de discipline présidé par le recteur d’Académie. Le mouvement du 22 avril avait fait de nombreux petits et les étudiants étaient fermement décidés à soutenir celui que « l’Humanité » du jour désignait  comme « Juif Allemand ».

 

Isidore ne pouvait pas manquer ça. Il prit le bus en direction du quartier latin, descendit Place Saint-Michel et suivit des petits groupes qui remontaient, en ordre dispersé, les trottoirs du Bou’Mich. A chaque carrefour, le convoi s’étoffait de nouveaux éléments sortis des rues adjacentes. Ils furent bientôt près de six cents à scander des slogans dans la cour de l’Alma Mater. 

 

Le bruit courait que les groupuscules d’extrême-droite n’allaient pas tarder à se pointer pour en découdre. Isidore, qui la veille avait consulté Internet, savait que le recteur Jean Roche appellerait les CRS pour qu’ils s’interposent et fassent évacuer les lieux. Les représentants de l’ordre allèrent au delà de ses désirs et c’est ainsi que commençèrent les fameux « évènements de Mai 68 ».

 

Bien que sa jeune quarantaine et son accoutrement de routard le préservassent d’être pris pour un manifestant, Isidore, qui craignait qu’un coup de matraque inopiné n’endommageât son précieux bagage, préféra se mettre en retrait. C’est donc en badaud timoré, mais non moins attentif, qu’il assista à la suite des hostilités.

 

La victoire avait provisoirement sourit aux forces de l’ordre. Mais, la Sorbonne évacuée, le combat se poursuivit dans les rues où des centaines d’étudiants sur-vitaminés affrontaient violemment les CRS. Des ébauches de barricades s’érigeaient spontanément pour être vite abandonnées sous les assauts de la cavalerie piétonnière . Mais c’était pour renaître dans une d’autres rues. 

 

En marge des hostilités, Isidore les observait comme on visionne un film d’action. Une jeune femme, genre étudiante en agreg de philo, agressa l’innocent chrononaute.

 

« Hep toi ! Oui, toi. Ca fait deux plombes que je t’ai repéré. Avec tes fringues qui viennent de sortir de la blanchisserie et ta dégaine de faux beatnik, tu ne serais pas un flic infiltré par hasard ? Qu’est-ce que tu caches dans ton sac à dos ?

— Bonsoir Madame… ou Mademoiselle ? En l’occurrence, il me semble que c’est à vous que la question se pose. Vous vous comportez en effet comme une commissaire de police, répondit doucement Isidore avec un sourire ravageur. 

— Ne cherchez pas à noyer le poisson. Vous êtes journaliste ? 

— Même pas. Je suis là en simple curieux. Et vous ? Vous êtes étudiante, journaliste ou fliquette ?

— Je suis en troisième cycle de langues anciennes.

— Sans blague ! Alors vous connaissez Vitruve.

— De nom. Ce n’est pas le type du dessin de Léonard de Vinci ?

— Pas exactement. C’est le type qui a défini les proportions idéales de l’être humain et que représente le crobard auquel vous faites allusion. Suivant son point de vue d’architecte bien entendu. 

— Vous êtes prof aux beaux arts ?

— Hélas non. Je suis nul  en dessin. Je vous paye un verre, histoire de faire la paix et de causer de la révolution ? »

 

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