Anne Vanderlove

 

 

Ils ont un drapeau noir

En berne sur l'Espoir

Et la mélancolie

Pour traîner dans la vie

Des couteaux pour trancher

Le pain de l'Amitié

Et des armes rouillées

Pour ne pas oublier

Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent

Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous

Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout 

Les anarchistes

 

L’assistance, chauffée à blanc, se dresse pour reprendre en choeur le dernier couplet. Plus ou moins justes, mais passionnées autant que tonitruantes, les voix s’éteignent bientôt sous l’orage des applaudissements. Qui finissent par cèder eux même à l’inévitable rappel :

 

« Une autre ! Une autre ! Une autre ! »

 

Après s’être affairé quelques minutes en coulisses, Léo Ferré revient sur scène et lève les bras pour réclamer le silence. On  vient de lui apprendre que les étudiants anarchistes ont investi le quartier latin et y ont érigé des barricades, sans que les flics ne réagissent. Les forces de l’ordre attendent en effet l’issue des négociations menées par une délégation des leaders de la manif dans le cabinet du préfet Grimaud. Mais ce n’est que le calme avant la tempête. L’artiste sait trouver les mots pour inciter les volontaires à aller porter main forte aux insurgés. Les plus jeunes se pressent illico vers la sortie. Une basse à la voix de stentor entonne le premier vers de « Thank you Satan ».  Les têtes grises qui ont passé l’âge des bagarres de rue, reprennent en choeur et se lèvent à regret pour quitter la salle.

 

 

Quelques heures plus tôt, Isidore avait rejoint la place Denfert-Rochereau où se pressait la fine fleur de la contestation estudiantine : les trotskistes de toutes obédiences, les maoïstes, les situationnistes, les anarcho-communistes, les anarcho-syndicalistes, etc. Comme le répétait finement quelque humoriste amateur, il y régnait une ambiance d’enfer. La foule de plus en plus compacte reprenait en choeur les slogans parfois inventifs, parfois au ras du bitume, que diffusaient les mégaphones. De temps en temps un hymne révolutionnaire, la Jeune Garde ou l’Internationale, prenait le relais de la litanie. 

 

Bras dessus-bras dessous, un peloton quasi-militaire remontait en marge le flot du cortège afin d’en occuper la queue. Impeccables de discipline, ses membres trottinaient en cadence en scandant : « Che, che, Guevara, Ho, ho, Ho Chi minh ! ». Quelques jeunes gens, vêtus comme des employés modèles, jouaient aux gardes rouges en agitant ce qu’ils considéraient comme un nouvel évangile : le fameux petit livre des pensées de Mao-tse-toung.

 

Lorsque la place fut pleine à craquer, « Dany le rouge », alias Cohn-Bendit, se saisit du mégaphone pour clamer le signal du départ et conclut sa brève allocution par un slogan pompé sur un de ces nombreux graffitis qui fleurissent les murs de la capitale : « Cours camarade ! Le vieux monde est derrière toi ! ».  Ses faits d’armes contre l’oppresseur, sa faconde et son culot l’avaient tout naturellement désigné comme général en chef. En le qualifiant avec mépris d’ « anarchiste Allemand » et en l’invitant à rentrer dans son pays d’origine, le tribun communiste Georges Marchais lui avait offert ses lettres de noblesse. La presse de droite avait envenimé l’expression sous la forme de « Juif Allemand » et une manif en avait fait un slogan : « Nous sommes tous des juifs allemands ».

 

« Cours camarade ! Le vieux monde est derrière toi ! ». Electrisée par le lyrisme du mot d’ordre, la foule s’engouffra dans le boulevard Arago sous les applaudissement des badauds et des gens aux fenêtres. Il se trouva quelque poète pour voir dans le tintamaresque cortège, agémenté de banderoles et de drapeaux rouges ou noirs, un gigantesque boa constrictor.

 

Le pauvre Isidore y avait vainement cherché Josiane Hamelin. Décidément, il jouait de malchance : plus tôt dans l’après-midi, il avait appris que le concert de Léo Ferré se jouait à guichets fermés. 

 

Heureusement, ses bonnes fées rectifièrent le tir. Lorsque le cortège passa devant la Mutualité, où était programmé le gala annuel du Groupe anarchiste Louise Michel, il put voir l’artiste en personne rayonner sur le trottoir et improviser de lyriques encouragements. Notre chrononaute préféré eut surtout la divine surprise de croiser un spectateur qui, brûlant d’en découdre et prouvant ainsi qu’on peut avoir simultanément le coeur à l’extrême gauche et le sens du commerce, lui revendit son billet au prix fort. Isidore quitta sans regret l’homérique déferlement pour rejoindre le fauteuil qui lui était désormais attribué. 

 

La première partie venait de s’achever. La vedette américaine, qui en l’occurrence était Néerlando-Bretonne, apparut sous un tonnerre d’applaudissements. Le programme spécifiait qu’il s’agissait d’Anne Van der Love, annoncée comme Grand Prix de l’Académie de la chanson Française 1967. Un peu timide, la lauréate était une sorte de petite soeur celtique de Juliette Gréco. Elle en avait le charme et les longs cheveux bruns mais sous la frange qui débordait les sourcils, le regard était bleu. Accompagnée de sa seule guitare elle chanta d’abord « les enfants tristes ».

 

Ils ont au tréfonds de leurs yeux

Des chevaux blancs et des navires

Et puis des larmes au milieu

De leurs chansons ou de leurs rires.

 

Contrastant avec la cacophonie de la manifestation, sa voix pure était un cadeau du ciel. Isidore était aux portes du nirvana. Après quelques autres chansons toutes empreintes de la même simplicité mélancolique la chanteuse conclut par « Ballade en novembre », le tube qui lui valut le Grand Prix du disque.

 

Qu'on me laisse à mes souvenirs,

Qu'on me laisse à mes amours mortes,

Il est temps de fermer la porte,

Il se fait temps d'aller dormir

Je n'étais pas toujours bien mise

J'avais les cheveux dans les yeux

Mais c'est ainsi qu'il m'avait prise,

Je crois bien qu'il m'aimait un peu

 

Il pleut

Sur le jardin, sur le rivage

Et si j'ai de l'eau dans les yeux

C'est qu'il me pleut

Sur le visage.

 

 

Isidore, au comble de l’émotion, estima que ces seuls instants d’intense poésie justifiaient qu’il eut entrepris ce voyage dans le passé.

 

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