Remue-méninges

 

 

« Cohn Bendit ? Je le connais bien. Quand il est à Paris, il lui arrive de passer boire un sérieux et, selon l’heure, de commander une choucroute. Il est comme à la télé. Grande gueule mais sympa.

— Vous parlez bien du politicien qui a mené la liste des écolos aux élections européennes ?

—  Oui. Ou aux présidentielles. Vous savez, moi et la politique…

—  Merci. Du coup ça me donne envie de me farcir une choucroute.

— Avec jarret ?

— Avec. Et vous me mettrez un sérieux. »

 

Soulagé, Isidore n’en était pas moins perplexe. Deux heures plus tôt les flics avaient constaté le décès de Dany le Rouge et l’ambulance emporté sa dépouille. Aurait-il ressuscité avant d’arriver à la morgue ou sur la table du légiste ? 

 

Sa choucroute terminée il appela son vieil ami, le Professeur Spinec.

 

« Bonjour Professeur. Isidore à l’appareil. Je reviens du 10 mai 68.

— Tu n’as pas du t’ennuyer. A l’époque je faisais mon service militaire à Papeete. J’ai donc suivi de loin les évènements. As-tu vécu la nuit des barricades ?  

— Deux heures avant la charge des CRS, j’ai tué Cohn Bendit. Accidentellement, je vous rassure.

— Un demi-siècle plus tard il me semble pourtant avoir gardé bon pied bon oeil.

— Je suis au courant. Le garçon du Petit Suisse me l’a confirmé. Puis-je passer vous voir pour parler de tout ça ?

— Tu sais que tu est toujours le bienvenu. 

— En attendant, pouvez-vous aller sur Internet voir si cet épisode est pris en compte dans l’histoire des évènements ?

— Je vais faire mieux. Je vais téléphoner à un vieux copain qui a participé au mouvement du 22 mars et à la nuit des barricades. Il est resté pote avec Cohn Bendit

— Merci Professeur. A tout de suite. »

 

Un quart d’heure plus tard, il était rue des Vignoles.

 

« Isidore. J’ai une bonne nouvelle. Personne n’a tué Cohn Bendit. Mon vieux copain me l’a confirmé.

— Croyez-moi, Professeur. Je n’ai rien inventé. Les flics ont constaté le décés et une ambulance à emporté le corps.

— Rassure-toi Isidore, je ne mets pas ta parole en doute. Je crois seulement que les faits que tu viens de vivre se sont déroulés dans un Univers parallèle.

— Précisez.

— Depuis le début de tes voyages dans le passé je m’attendais à un évènement de nature à modifier l’Histoire. Certes, de moindre gravité. Tu aurais pu simplement engrosser Adélaïde, une patricienne ou une manifestante. 

— Voyons Professeur, sourit le chrononaute.

— Tu connais le fameux postulat du Papillon énoncé par Bradbury. Comme tu étais un élément incongru, le moindre de tes gestes pouvait avoir des répercussions, en mal ou en bien. Ce qui est arrivé me rassure. Tes voyages ne se déroulaient pas dans le Passé, stricto sensu, mais sans doute dans le Présent d’un Univers parallèle que tu contribuais à construire. Tout ceci n’est bien entendu qu’une hypothèse. 

— Qui rejoint celle des multivers et des trous noirs chers à Stephen Hawking.

— Pas précisément, mais c’est un peu l’idée. »

 

Le professeur s’interrompit pour sortir deux verres et une bouteille de Glenfiddich.

 

« Il y a une seconde hypothèse. Tes voyages s’effectueraient bel et bien dans le Passé de notre Univers. Mais les modifications que tu pourrais y apporter s’effaceraient automatiquement lorsque tu le quittes. 

— Ainsi Cohn Bendit serait ressuscité à la seconde même de mon départ ?

— Mieux que ça. Il n’aurait jamais reçu un coup de poutrelle dans la tempe et n’aurait jamais chambré un Isidore qui n’aurait jamais participé à l’édification des barricades. 

— Cette seconde hypothèse me semble un peu fantaisiste, mais plus facile d’accès que celle de Stephen Hawking  s’amusa Isidore.

— J’en ai deux autres.

— Je me languis de les entendre. »

 

Le professeur prit le temps de s’offrir une lampée de son précieux breuvage. 

 

« La troisième hypothèse relève du bon sens cher à Monsieur Tout-le-monde. Tu n’aurais jamais vécu ces voyages, tu les auraient simplement rêvés. 

— Ouh là ! Certes, c’est une explication « de bon sens », mais elle n’est pas crédible. Dans le Présent, il ne se passe qu’une vingtaine de minutes entre mon départ et mon retour. Celà tient à la programmation de mon ordinateur de bord. Mes voyages dans le Passé durent bien plus longtemps. Surtout le premier qui s’est étiré sur cinq jours. Je n’ai pas pu le rêver en moins d’une demi-heure. 

— Bien sûr que si. A mon âge, il m’arrive parfois de m’endormir cinq minutes devant la télévision. Et d’avoir la sensation que mon rêve a duré bien plus longtemps. C’est comme quand tu lis où que tu regardes un film. Le temps de lecture ou de visionnage est bien inférieur à celui de l’histoire.

— Ce n’est pas faux. » 

 

Le professeur saisit la bouteille et l’approcha du verre d’Isidore qui déclina l’offre d’un geste de la main.

 

« Je te sens décontenancé.

— On le serait à moins, vous venez de remettre en cause le fruit de dix ans de recherche.

— Sois cool Isidore. Il ne s’agit que d’une hypothèse. Il en reste une quatrième.

— Je brûle de la connaître.

— Connais-tu le Passe-Muraille ?

— Le bouquin de Marcel Aymé ?

— C’est ça. 

— Je lis dans votre regard et je m’attends au pire.

— Sais-tu d’où venait ce don singulier qui permettait au brave Dutilleul de passer à travers les murs ?

— De l’imagination de l’écrivain ?

— Tout juste. Eh bien, je me demande si toi et moi ne sommes pas, nous aussi, les produits de l’imagination débridée d’un quelconque plumitif. Certes bien moins talentueux que Marcel Aymé mais tout aussi friand d’histoires capillotractées.

— Why not ?

— Et si ce brave homme n’était lui-même qu’un personnage créé de toute pièce ? s’esclaffa le Professeur.

— Et si on mettait Paris en bouteille et des cachalots dans des boîtes d’alumettes ?

— Je vois que tu as une bonne culture cinématographique.

— Vous de même. C’est quand même assez flippant cette quatrième hypothèse. »

 

Un ange passa rue des Vignoles

 

« Professeur, après réflexion, je vous accompagnerais volontiers pour ce second Glenfiddich. 

— Ca nous donnera le temps de réfléchir à une cinquième hypothèse. »

 

 

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